Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico
- Publié le 29-05-2025Pierre Desprats ("Les Garçons Sauvages") signe la musique du premier film de Valéry Carnoy, qui nous plonge dans un internat sportif où le jeune boxeur prodige Camille (Samuel Kircher) se prépare pour une compétition majeure mais voit son destin basculer après un accident. En proie à des crises d'angoisse, il remet en question sa carrière. Il s'échappe dans une forêt qui prend une dimension presque magique, issue du royaume de l'enfance. La musique propose de soutenir la résilience, illustrant l'esprit de compétition, le sentiment mêlé de gagner et de perdre, tout en exprimant des sentiments enfouis que la virilité de ce monde masculin tait. À travers une approche sensorielle et texturale, à l'image de son travail sur "Olga" d'Élie Grappe (2021, autre récit sportif dans le monde de l'athlétisme), où il matérialisait musicalement les sensations physiques, le compositeur traduit l'intériorité complexe de Camille et son récit initiatique à travers les timbres numériques (synthétiseur Osmose) et acoustiques (viole de gambe, vielle à roue, sa propre voix samplée).
Cinezik : Il s'agit d'un personnage central, un boxeur prodige, qui se prépare pour une grande compétition. On le suit en internat sportif. Est-ce que cette discipline, le rythme de la boxe, les coups donnés et reçus, ce mouvement a été une source d'inspiration pour la musique ?
Pierre Desprats : Je n'ai pas l'impression que ce soit cela qui ait motivé la présence de la musique. Ce qui intéressait Valéry, c'était de mettre en forme une sorte de magie, quelque chose relevant du royaume de l'enfance qui se manifeste dans la forêt, et l'échappatoire que recherche le personnage principal. Et ensuite, il y avait la tension dramatique du personnage, dans son propre corps : un adolescent prodige qui veut abandonner la discipline où il excelle parce qu'il en souffre, sans vraiment comprendre pourquoi.
À quel stade de la création votre rencontre avec le réalisateur Valéry Carnoy s'est-elle faite ?
Pierre Desprats : Très tard, car un précédent compositeur avait quitté le film. Le travail avait peu avancé, ce qui était d'ailleurs plus confortable pour moi. Il y avait de très belles maquettes, mais le travail n'avait pas été poursuivi. Je ne sais pas exactement pourquoi et je n'ai pas particulièrement cherché à le savoir. Quoi qu'il en soit, on m'a contacté et j'ai composé la musique en un mois et demi. Le montage image était totalement terminé, et ils avaient quasiment achevé le montage son. J'ai travaillé sur de premières maquettes. Et il y a eu un morceau qui a particulièrement bien fonctionné. Il s'agissait d'un morceau pour la scène où le personnage abandonne un combat, pour lequel j'ai créé quelque chose avec un arpège un peu suave, un peu morriconien. Et je crois que cela les a conduits vers quelque chose d'inattendu.
Qu'est-ce qui vous a le plus séduit et inspiré dans le film ? Était-ce le milieu sportif, la compétition ? Le personnage, l'accident et la nécessité de se remettre au combat ? Ou bien l'amitié, douce et touchante - une douceur dans un contexte de virilité ?
Pierre Desprats : Je pense que ce qui me touche le plus, c'est le sentiment paradoxal de gagner et de perdre simultanément. C'est cela qui me motivait. Par exemple, le personnage est sujet à des crises d'angoisse, ce qui pourrait être perçu comme une souffrance. Mais en même temps, ces crises surviennent parce qu'il tente de s'échapper d'un milieu qui semble le faire souffrir. Donc, cette angoisse est aussi une possibilité de transformation. Il fallait donc réussir à utiliser les codes de la tension, tout en créant une émotion lumineuse. C'étaient là mes deux principales directions.
Quelle a été l'approche du réalisateur à votre égard ? Dans quelle mesure vous a-t-il fait des propositions, vous a-t-il accordé sa confiance, ou a-t-il été très directif ?
Pierre Desprats : C'était une collaboration très agréable, empreinte de confiance. Valéry est quelqu'un de très intuitif. Je lui avais donc envoyé des maquettes. Il adorait une maquette, ainsi que la fin d'une autre. À partir de là, nous avons défini certaines pistes, notamment la viole de gambe, un peu de Babasse - une sorte de vielle à roue dont je joue - et l'Osmose, un synthétiseur doté d'un clavier un peu particulier. Cela a créé un mélange de timbres numériques et de timbres acoustiques d'instruments à cordes frottées, qui a en quelque sorte dicté la palette sonore du film. Ensuite, j'ai échantillonné ma voix. J'ai cherché des sonorités vocales étranges. Et cela aussi, de manière assez intuitive, l'a interpellée. Je ne saurais dire pourquoi, mais le grattement du timbre, le frottement du crin de la viole mêlé à la voix un peu étrange... Il me disait : "C'est ça, là on est avec lui, on souffre avec lui." La direction de Valéry était de me rapprocher du personnage, de sa condition de malaise, de pression, d'abandon. Et puis, à la fin du film, le visage du personnage qui gagne et pourtant semble perdre.
Il y a toujours dans votre univers une dimension sensorielle très importante. Ce travail rappelle "Olga", un autre film sur le sport - l'athlétisme en l'occurrence - qui traitait aussi de blessures et de la nécessité de se remettre en selle. Est-ce cela qui guide le choix de vos films ? Ou est-ce que l'on perçoit cette sensibilité en vous et que l'on vous sollicite pour cette raison ?
Pierre Desprats : Bonne question. Je n'en sais rien. En réalité, la proposition musicale n'existe pas avant que j'accepte de travailler sur un projet. Je ne sais pas exactement où cela va nous mener. Ce n'est pas cela qui guide le choix des films. En revanche, c'est peut-être ce qui a suscité l'intérêt de Valéry. Il me disait, avec des mots assez simples, qu'il trouvait ce qu'il entendait très sensible et très intéressant. Je pense que l'aspect peut-être un peu étrange, sans grand déploiement mélodique, l'amenait vers quelque chose qui lui plaisait.
Il y a également dans le film l'esquisse d'une romance, notamment avec un personnage qui joue de la trompette. Êtes-vous intervenu sur cet aspect ?
Pierre Desprats : Si, je suis intervenu ; j'ai réalisé un arrangement. Le morceau est joué deux fois. La seconde fois qu'il apparaît, on voit le personnage principal écouter la trompette, visiblement saisi par l'émotion. L'arrangement accompagne donc aussi une ouverture pour ce personnage qui vit dans un univers très masculin et qui, soudainement, ressent une émotion musicale suscitée par son amie. C'est une romance, oui, c'est vrai, mais une romance qui ne se déploie pas entièrement. C'est aussi une amitié. Mais il est vrai que c'est un film très masculin, jusque dans sa résolution. Les personnages ne se parlent toujours pas. Des choses se brisent, on en brise d'autres, on endure. C'est un film assez dur.
Sur ce point, le compositeur cherche-t-il plutôt à adoucir les choses ? La musique joue-t-elle sur le contraste ?
Pierre Desprats : En tout cas, Valéry souhaitait placer le spectateur dans une situation de forte empathie. Et pour cela, il faut créer des contrastes forts. Ici, cela ne passait pas forcément par l'articulation entre violence et douceur, mais plutôt entre étrangeté et mélancolie. Je pense que c'étaient là les deux pôles de mon contraste : des voix étranges, des timbres un peu métalliques, avec un rythme mi-lumineux, mi-angoissant, et soudainement, une mélodie. Il y a tout de même trois thèmes forts. Ce qui n'est pas acquis pour un premier long-métrage de fiction où l'on intervient seulement un mois avant la fin, et où une confiance se noue à ce moment-là. Cela revient un peu à laisser couler quelques larmes. Le personnage ne pleure pas, mais, d'une certaine manière, je le fais un peu à sa place. Je pense que cela fait partie du geste cinématographique de Valéry.
La musique permet d'exprimer des choses que les personnages s'interdisent. Et la viole de gambe, qui revient souvent dans vos films : au-delà de votre amour pour sa sonorité, a-t-elle un rôle différent à chaque fois ?
Pierre Desprats : Oui. L'intérêt de la viole de gambe, pour moi, c'est le seul instrument à cordes que je puisse jouer à peu près juste, car il a des frettes. Son timbre peut être à la fois riche, rond et disgracieux. Elle possède un large ambitus grâce à ses sept cordes et, au fil des films, j'apprends à en jouer. C'est aussi devenu une sorte d'habitude : quand j'ai besoin d'un timbre de cordes frottées, je prends l'instrument qui est à ma disposition.
Donc c'est votre propre interprétation ?
Pierre Desprats : Oui. D'ailleurs, une des idées concernait une course-poursuite dans la forêt. Il y a un thème à la viole de gambe, un arpège joué assez vite. Mon envie était de le jouer de plus en plus vite, jusqu'à ne plus vraiment y arriver. J'étais content de pouvoir ainsi m'exercer un peu. Je ne suis d'ailleurs pas un très bon interprète. En revanche, je trouve des textures sonores que j'aime entendre et qui me satisfont en termes de musicalité. Beaucoup de musiques sont faites par des amateurs avec leurs instruments, qui développent ainsi leurs propres gestes musicaux. J'essaie de faire de même avec la viole. Et là, j'avais envie d'aller un peu au bout de ma capacité à jouer cet arpège rapidement. C'était assez amusant à faire.
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