Propos recueillis par Benoit Basirico
- Publié le 25-06-2025La compositrice Delphine Mantoulet retrouve le réalisateur Tony Gatlif sur ANGE (Au cinéma le 25 juin 2025), après "Exils" (2004), "TranSylvania" (2006), "Liberté" (2010), "Indignados" (2012), "Geronimo" (2014) et "Tom Medina" (2021), pour la musique de ce road-movie, à laquelle contribuent également le cinéaste lui-même, le chanteur Arthur H et la violoniste Fiona Monbet. Le film suit Ange (Arthur H, qui ne chante pas dans le film), un musicologue sans attache qui ressent le besoin vital de retrouver et faire la paix avec son vieil ami Marco (Mathieu Amalric). Solea (Suzanne Aubert), la fille révoltée de son ancien amour, s'invite dans ce voyage qui les mènera sur le chemin de la joie. La partition est viscérale, arrivant par bouffées d'émotion comme des fragments qui percutent le récit, dans une circulation entre le IN et le OFF (lorsqu'un chant du bord de route devient un soutien à l'émotion), comme la représentation onirique du monde intérieur du personnage. Elle mêle flamenco, jazz, sonorités roms et orientales, incluant un chant de révolte italien ("La Lega"). Le réalisateur a cherché à capter les frottements des instruments, avec des percussions corporelles jouées par le personnage principal, que l'on voit aussi mimer un piano en tapotant dans l'air (instrument peu présent dans le cinéma de Gatlif, qui privilégie les objets musicaux nomades), des palmas (claquements de mains), et le son d'une pluie de grêle assimilé au rythme du zapateado. La "Fête de Marco"qui cloture le film est comme l'aboutissement collectif d'un voyage intime, une harmonie retrouvée.
Cinezik : Nous allons parler du film "Ange" en compagnie du réalisateur Tony Gatlif, de la compositrice Delphine Mantoulet, de l'acteur Arthur H et de la violoniste Fiona Monbet. Vous avez tous, à divers degrés, participé à la composition. Une première question pour vous, Tony Gatlif. Comment ce film s'inscrit-il dans votre désir de cinéma après le précédent, "Tom Medina" ?
Tony Gatlif : J'ai été chercher dans mes cartons de voyage. Et dans ces cartons, j'ai retrouvé des objets qui sont de vrais trésors. J'avais des musiques, des sons et des photos que personne n'avait encore vus ni entendus. Je les avais entendus, moi seul, car je possédais des appareils spécifiques pour plusieurs formats. Le film est né de là, ou presque, parce que c'était quelque chose que je voulais donner de moi. C'est comme un héritage, mais je n'étais pas en train de faire mon testament. J'avais envie de transmettre ce travail que j'ai accumulé pendant près de 40 ans, un peu comme un musée, mais sans chercher à intriguer le spectateur. Je n'ai pratiquement pas écrit. J'ai écrit mes rêves d'insomnie. J'ai fait une sorte de scénario professionnel pour obtenir de l'argent, pour plaire aux lecteurs. Et puis voilà. Je me suis dit : « Comment filmer ça ? ». Ça ne marche pas, parce que je n'ai pas de caméra « ultra-âme ». Comme il y a l'ultrason, il y a la caméra qui tourne dans la nuit, mais la caméra « ultra-âme », ça n'existe pas encore. Je voulais filmer comme avec une caméra de l'âme. La façon de choisir mes personnages, les acteurs qui allaient jouer, c'est que tous avaient quelque chose de formidable que j'avais envie de filmer. Il n'y a aucun paysage, aucune feuille d'arbre, aucune grotte, aucun caillou que j'ai filmé sans en avoir très envie.
Le personnage principal, Ange, est incarné par Arthur H. C'est un musicologue sans attache, vivant dans son van. Douze ans après avoir tout quitté, il revient dans les Pyrénées sur les traces de son passé. Ses souvenirs ressurgissent. C'est un film d'errance, d'émotion, de réconciliation ; un road movie qui n'est pas tant géographique qu'intérieur. Concernant la musique, est-elle celle que le personnage porte en lui ?
Tony Gatlif : La musique dans le film est vraiment une matière. Elle est palpable. Elle n'est pas là pour émouvoir. Ce n'est pas laborieux.
Arthur H, pour interpréter Ange, un musicologue, quel a été le travail de comédien ? Était-ce un travail de retenue, non seulement en ne chantant pas, en étant très mutique, avec très peu de paroles, mais aussi un travail à travers la musique sans l'instrument ? On pense à ces scènes de "air piano", où vous mimez le piano. Comment avez-vous habité la musique autrement que ce que vous faites habituellement en tant que musicien ?
Arthur H : C'était extrêmement complémentaire avec le fait d'être musicien. Le musicien a de la musique dans la tête, mais il peut la traduire à travers un instrument, l'exprimer et se laisser emporter par elle. Un musicologue, non. La musique reste à l'intérieur de lui. C'est pourtant quasiment aussi fort, c'est quasiment la même chose. C'est une espèce d'opération magique, musicale, qu'il a dans tout son corps, dans son cœur, dans son âme. On sent que pour ce personnage, Ange, la musique n'est pas un loisir, c'est un carburant existentiel. Il n'a pas vraiment d'affinité avec la société. Ce que la société propose ne lui convient pas, ne lui parle pas. Il est en contact avec la culture tsigane-gitane, avec ce goût de vivre absolument dans le présent, de ne pas avoir de calcul par rapport à la vie, juste de la prendre telle qu'elle est, de manière brute, immédiate. Il a intégré cette philosophie à son être. Dans cette manière d'être, la musique est absolument indispensable. On sent que s'il n'avait pas de musique, il pourrait perdre le goût de vivre, même s'il n'est pas du tout désespéré. C'est la musique qui lui donne vraiment tout le sel et le désir de vivre, le mouvement, le plaisir, et aussi la capacité de rencontrer les autres. Sinon, il ne serait qu'un solitaire reclus dans son van. La musique le relie aux gens, à l'univers, à la nature, à l'énergie, à tout. Évidemment, cela m'a parlé en tant que musicien, parce que je me suis rendu compte qu'il y avait une façon d'écouter la musique qui pouvait être très intense. D'ailleurs, j'avais beaucoup de plaisir pendant le tournage à regarder Tony filmer la musique. Il y a beaucoup de musique, tout le temps. Et quand il la filme, il la ressent aussi avec tout son être, profondément. Non seulement je comprenais cela à 150 %, mais moi aussi, quand je vais à un concert ou que j'écoute de la musique, je ne peux pas m'empêcher de la ressentir avec tout mon corps. C'est une impossibilité, je ne peux pas ne pas bouger, même si c'est de la musique ambiant ou classique, pas besoin que ce soit du groove. Cette attitude m'a énormément aidé à habiter ce personnage, parce que c'est ce qu'il est : juste quelqu'un qui aime profondément la musique, et ça lui donne l'essentiel de son plaisir d'être vivant.
Vous êtes non seulement l'interprète du personnage, mais aussi l'interprète de certains moments musicaux, notamment dans une grotte où vous jouez obstinément d'un instrument, de manière viscérale, et un autre moment où vous faites de la musique avec votre propre corps, en vous tapotant le torse. Quelle est la part d'improvisation ou d'écriture dans ces moments musicaux ?
Arthur H : Ce fameux instrument que je joue dans la grotte est un monocorde, et ça, c'est un mauvais coup de Tony. Un coup de filou, quand même. C'est un très vieil instrument totalement désaccordé. Rien ne fonctionne et pourtant, il est génial. C'est juste une corde avec un archet et une espèce de petit clavier. Il date de la fin du XIXe siècle et avait été inventé pour rendre le jeu du violon accessible à n'importe qui dans les églises pour s'accompagner. J'ai eu quatre jours à l'hôtel pour m'entraîner. J'ai essayé et j'ai miraculeusement réussi, alléluia, à trouver une sorte de transe hypnotique en tapant du pied, en rentrant juste à l'intérieur du son. Parce qu'encore une fois, Ange n'est pas musicien, il n'a pas de technique. Par contre, il comprend la musique. Or, quand on comprend la musique, on peut jouer de n'importe quoi. Sauf d'un instrument technique, évidemment. Si vous lui mettez une trompette, un soubassophone ou un orgue, il ne pourra pas sortir un son. Mais un truc désaccordé, oui. Taper sur son corps, oui. Taper sur de l'eau, oui. Là, tout d'un coup, il va trouver un plaisir musical totalement enfantin et spontané. Et encore une fois, cette liberté qu'il se prend de temps en temps parce qu'il ne peut pas faire autrement fait partie du personnage.
Pour Delphine Mantoulet, qui a fait des classes d'écriture et aborde la composition de musique de film de manière plus orchestrale, on a l'impression qu'avec Tony Gatlif, il y a cette idée de désapprendre, de casser la science de l'orchestration pour aller vers quelque chose de plus sauvage.
Delphine Mantoulet : Ah oui, avec Tony, de toute façon, dès que c'est trop classique ou trop écrit, il y a une volonté de sortir du cadre. C'est tangible au moment où, justement, vous perdez l'équilibre pour créer de nouvelles sensations, de nouvelles émotions et aller vers un lieu où vous ne savez pas du tout où vous vous aventurez. Et tout d'un coup, vous trouvez un moment suspendu, une espèce de grâce à laquelle Tony vous amène, sur une nouvelle vision, une nouvelle interprétation de l'émotion musicale. Du coup, vous ouvrez des portes sur quelque chose que vous ne connaissiez pas. Et c'est ça qui est génial dans le travail avec Tony. C'est ce qu'il m'a demandé à chaque fois. Je savais que j'ignorais où j'allais. Mais il fallait se lâcher, comme une expérience de vie et d'émotion musicale, de réinterprétation du langage de la musique qui nous parle corporellement.
Tony Gatlif, ce qui est fascinant dans votre cinéma, c'est l'hybridation musicale. Vous convoquez des profils très variés : Arthur H, mais aussi Fiona Monbet, qui est cheffe d'orchestre et violoniste. Votre cinéma semble faire se rencontrer des personnalités qui ne se seraient pas croisées en dehors.
Tony Gatlif : Oui, mais ce sont des sons. Tous ceux qui sont avec nous sont des sons qui ont été choisis par moi, avec un désir de les entendre avant de les filmer. C'est le son qui prime. Par exemple, mettre du violon avec de la flûte traversière, ça me plaisait, parce qu'il y a deux sons. Fiona Monbet, ce n'est pas une violoniste lambda, il y a quelque chose derrière. J'aime beaucoup son travail avec Didier Lockwood en improvisation, car Didier était le champion de l'improvisation. Fiona était au conservatoire, elle a beaucoup travaillé avec lui, et aussi avec la musique tsigane, la musique de l'Est. Fiona a aussi beaucoup travaillé avec la musique irlandaise, que j'aime énormément. Quand j'étais jeune, je vivais dans une petite pièce, sans argent, et j'écoutais sans cesse The Dubliners. Ça me plaisait, tout seul. Alors que j'aime écouter la musique gitane - c'était l'époque de Paco de Lucía, des grandes voix du flamenco comme Chocolaté, que j'aimais - j'écoutais The Dubliners, seul dans ma chambre, en mangeant seul. Je voulais filmer dans un lieu ces sonorités différentes. Et les personnages sont formidables. J'aime beaucoup filmer Arthur, je l'ai choisi pour sa voix, et aussi parce que c'est un homme très juste. Il n'y a rien de faux en lui. Et Fiona, j'adore quand elle joue, comment elle bouge. Elle est traversée par la musique.
D'ailleurs, cette question du juste et du faux en musique s'applique aussi aux acteurs. Arthur H, dont c'est le premier grand rôle au cinéma, est très juste. À l'inverse, un acteur très professionnel comme Mathieu Amalric, on a l'impression que vous avez cherché à le faire jouer "faux".
Tony Gatlif : Amalric, il est désaccordé. Et j'adore ça. J'aime beaucoup les acteurs désaccordés. C'est ce que je cherche chez un acteur professionnel : lui faire perdre pied. Tant qu'il ne perd pas pied, il est bien assis, il a bien mangé, il habite dans sa petite maison. Tout ça rentre en jeu. Un acteur qui perd pied, c'est un peu comme un tsigane avec son violon. Il est accroché au mur, il ne bouge pas pendant six mois, et après il le décroche pour aller jouer. Je pense qu'il l'accorde à peine, alors que le violon est déglingué par la vapeur de la cuisine à côté. Il n'est même pas dans sa boîte. Et donc Mathieu, dans le film, il est comme ça, comme un tsigane, désaccordé.
Il y a toujours cette idée de sortir d'un certain confort, notamment d'un confort musical, par des confrontations, des dissonances. Le personnage d'Arthur évoque l'idée du contretemps.
Arthur H : Oui, le contretemps. C'est très beau, cette vision de la musique gitane quand il dit : « Le contretemps, c'est quand tout le monde reste à genoux et qu'il y a juste une personne qui se lève. » C'est vraiment une affirmation de soi, et aussi le fait de sortir de la norme, du cadre. Je pense que cela ne faisait pas trop peur aux Gitans et aux Tsiganes en général, car leur vie était déjà totalement en dehors de toute norme sociale imaginable. Et puis, dans la musique noire ou gitane, qui vient de la musique indienne, il y a ce côté pulsionnel qui est en l'air, assez ternaire. Même quand elle est binaire, elle a un côté ternaire. Elle se balade, il y a quelque chose de l'ordre du cycle cosmique, temporel, comme dans la musique indienne, des résonances très fortes avec la nature, quelque chose qui n'est pas du tout normé, qui est vraiment organique. Et nous, en tant que spectateurs, c'est peut-être pour ça que cette musique nous fait du bien. Peut-être qu'elle parle plus le langage du corps, le langage des cellules, qu'elle résonne plus qu'une musique plus carrée.
Concernant la composition, il y a à la fois des musiques préexistantes, des chansons que vous avez ressorties de vos archives, et de nouvelles musiques. Quelle a été la part choisie au scénario, celle trouvée sur le tournage ? Et comment ces musiques préexistantes se sont-elles confrontées aux nouvelles compositions ?
Tony Gatlif : Ce sont des musiques que j'ai fait ressurgir. Et le fait de les faire ressurgir, ce n'est pas par hasard. Ce n'est pas les réécouter, c'est les faire "ressurgir". Il y a quelque chose dans ce mot. C'est comme un lion qui ressurgit. Cette musique que j'ai fait ressurgir avait quelque chose de très fort. Comme toutes les musiques, comme même celle de Sandu Ciorba, que j'ai enregistré en Transylvanie avant 2004. Il a une voix de blues, de flamenco en même temps. C'est formidable comment il enroule les paroles. Le fait de ressurgir, c'est un côté agréable, comme au cirque. Ce sont des musiques qui hennissent.
C'est un peu comme l'incursion du documentaire dans votre cinéma. À un moment, le van passe sur une route et l'on voit des chanteurs de rue. Il y a comme une pause dans la narration, où l'on est juste là pour les voir chanter.
Tony Gatlif : J'avais dit à toute l'équipe, car la scripte, l'opérateur, ils ont une grammaire du cinéma et n'en bougent pas. Ils me disaient : « Mais Tony, tu ne fais pas de plan d'ensemble. On ne voit pas le van filer tout seul sur la route. » Et j'ai dit : « Mais attends, qui le regarde, le van ? Personne. » Alors, la caméra ne sort pas du van. Elle n'est pratiquement jamais sortie du van. C'est ce que Ange sent. Quand il conduit, il ne voit aucun paysage, il ne se dit pas « Oh, que c'est beau là-bas ». Ce n'est pas du tout un promeneur, c'est quelqu'un qui vit quelque chose.
Et les musiciens sur la route, il ne les voit pas, c'est comme si c'était une projection mentale.
Tony Gatlif : Bien sûr ! Jamais des musiciens ne sont sur le bord de la route, cinq ou six comme ça. Et le van passe, et jamais ils ne lèvent les yeux. Ils n'ont pas peur, ils ne lèvent pas les yeux en se disant « Qu'est-ce que c'est que ce gros truc ? ». Non, pour eux aussi, ce n'est rien. Il y a quelque chose, « un ange passe ». C'est le mot. Quand on dit « un ange passe », après beaucoup de bruit, tout s'arrête, on n'entend plus rien. Et là, on entend l'ange qui passe.
Comment le travail sur la musique originale, distincte des musiques préexistantes, s'est-il organisé ? Quel rôle plus narratif, plus liant, a-t-elle eu ? Comment avez-vous attribué les compositions entre vous, Delphine, Fiona et Arthur ?
Tony Gatlif : Fiona, je la connais depuis 14 ou 15 ans. Je l'ai vue à la salle Pleyel avec Didier Lockwood. Je lui ai expliqué ce que je voulais faire, comment j'allais filmer la musique. Je lui ai parlé de la rencontre avec un ami du personnage principal, un type fou de musique, qui veut organiser une fête énorme à la fin du film. Et je veux qu'on fasse cette fête, une fête dingue. Je lui explique : la table est là, il monte dessus et il donne le la. Il dit aux musiciens : « Musiciens, jouez-nous un air sombre et large où plongent nos âmes. », ce n'est pas que de la musique, c'est le style de musique. C'est une musique qui se joue à 5 heures du matin au fin fond d'un bar en Roumanie, ou au fin fond d'un tablao à Grenade. C'est aussi une doina roumaine. Je lui dis ça, et j'ajoute : « Tu commences, et après, tout le monde arrive. Ce n'est pas à l'unisson. Tout le monde arrive et se colle à toi, comme une matière. »
Fiona Monbet, cheffe d'orchestre, violoniste et donc aussi compositrice. Quelle place a cette facette de compositrice dans vos activités, et comment s'est passé ce travail unique avec Tony Gatlif ?
Fiona Monbet : Déjà, ça fait longtemps qu'on se connaît, donc je crois qu'on se comprend bien. Il a une intuition phénoménale qui donne énormément de directives dès le départ. Par exemple, on parlait du son. Tout de suite, on m'a dit : « J'entends un violon, j'entends une flûte, j'entends un cymbalum peut-être. » Comment faire rencontrer ces instruments, mais avec différents styles ? On cherche ensemble. Et là, les choses commencent à s'éclaircir. Comment faire rencontrer l'Irlande et la Roumanie ? Comment faire ça dans un bar qui va prendre feu ? Et ça devient une scène phénoménale du film. Il faut savoir qu'au-delà de cette intuition, Tony est un chef d'orchestre sans partition. La partition, c'est lui. Et ce n'est pas une partition de notes, mais d'énergie et d'impulsion, qu'il arrive complètement à transmettre avec son regard, ses gestes. Quand on joue la dernière scène du film, on est dirigés. Tony est derrière la caméra, en train de diriger comme un chef d'orchestre. Et c'est ça qui amène une énergie de dingue qui, je crois, est propre à toutes les bandes originales de Tony. C'est cette énergie qu'on n'a pas dans toutes les musiques tsiganes, mais dans celles-là. C'est impressionnant de voir comment il amène l'énergie aussi loin. Quand on joue, on est complètement porté.
Tony Gatlif, plus qu'un réalisateur de films, vous êtes aussi un réalisateur de musique. Arthur H, quel regard portez-vous sur cette activité de composition pour le cinéma ?
Arthur H : Moi, j'ai juste composé un thème, et c'est une chose qui ne m'est pas arrivée souvent : c'est un thème que j'ai entendu en rêve. Quand je me suis réveillé, je l'avais toujours dans la tête, donc je l'ai joué. C'était après une conversation avec Tony et Delphine. J'avoue que dans ce film, il y a eu beaucoup de synchronicités, c'était un bon signe. Il y avait plein de choses un peu magiques, beaucoup de correspondances synesthésiques, de synchronicités à foison. C'était très naturel : je rêve d'un thème, je le joue. Et puis dans le film, beaucoup de choses se sont faites un peu toutes seules au dernier moment. Le dernier jour où il y avait les musiciens, Tony me dit : « Excuse-moi, on ne va pas pouvoir faire ton thème, on n'a pas le temps. » Et finalement, on le fait et c'est dans le film. Les musiciens du Taraf de Haïdouks, qui sont avec le temps devenus plus âgés, étaient assez épuisés ce dernier jour. C'était très intense, il faisait très chaud dans une petite pièce. J'ai essayé de faire mon fameux style de "air piano", mondialement connu, mais ils n'ont pas trop l'habitude de ça. Ils étaient assez largués, avec beaucoup d'interrogations dans le regard. Mais finalement, comme tu le disais Fiona, avec l'énergie de Tony qui insuffle quelque chose, tout s'est mis en place. Quelque chose s'est fait un peu tout seul, c'était magique. Ce n'était pas comme de composer de son côté face aux images, c'était dans une énergie, dans le moment, dans un immense lâcher prise, tout en étant guidés par le réalisateur, mais sur un fil, avec ces musiciens très différents qui par magie s'accordent. Il y avait une "battle" entre la musique irlandaise et la musique roumaine, un vrai combat qui a pris. Le Taraf de Haïdouks, des musiciens immenses, étaient un peu déstabilisés. Fiona était très en contact avec eux visuellement, on était très rapprochés. C'était un moment qu'on peut qualifier de magique parce que cette musique nous a tous pris, nous a envahis, et on ne pouvait pas lutter.
Tony Gatlif : Ce qui marche, en fin de compte, c'est quand des musiciens se respectent... Les tsiganes, quand un guitariste arrive qui ne sait faire que trois accords, ce n'est pas grave, ils le laissent venir et jouer avec eux. Ils le respectent. Et comme ils le respectent, ils l'invitent à jouer. Il n'y a pas de rejet, pas de hauteur. Jamais un violoniste, très à cheval sur les sons, n'accepterait qu'un type qui ne fait que trois accords vienne jouer avec lui. Il le regarderait avec circonspection. C'est ça : quand le groupe de musiciens se respecte, ce n'est pas de dire « montre-moi ce que tu sais faire », mais « vas-y, je te suis ». Et ça marche.
Le film se termine sur cette "fête de Marco", et c'est là que toutes ces musiques originales se confrontent. Delphine Mantoulet, on peut parler d'un tandem entre vous et Tony Gatlif, depuis "Exils" (2004), mais c'est au-delà du duo, c'est du partage. Quel regard portez-vous sur votre participation en tant que compositrice dans son cinéma, et ce partage avec d'autres ?
Delphine Mantoulet : Pour moi, c'est une immense chance. J'ai énormément appris de la vision de Tony sur la musique, j'ai pu me repositionner. Et rencontrer tous ces grands musiciens et compositeurs est un plaisir, car c'est un patchwork de sensations et d'émotions. Ce que j'ai adoré dans ce film, c'est la façon dont il a travaillé le montage et malaxé la musique pour en extraire l'essence, la matière qui traverse l'image et donne une réverbération musicale de la lumière assez extraordinaire. Notamment avec la juxtaposition de moments musicaux très variés assez rapidement. C'est un montage très osé et très moderne. Dans ce film, il y a beaucoup de musiques que nous avions faites depuis longtemps, qui sont réapparues et qui ont trouvé leur place, comme si tout un chemin menait jusque-là. Comme vous le disiez Arthur, c'est la synchronicité.
Tony Gatlif : Ce que j'aime beaucoup, c'est quand un musicien "ouvre la porte" à un autre. Ça se fait en un regard, un clin d'œil. J'aime beaucoup quand ils se donnent la passe, comme au tennis.
Ce que l'on apprécie dans le cinéma de Tony Gatlif, c'est cette démocratie musicale. Il n'y a aucune hiérarchie entre les cultures, les styles, ou entre un violon et un harmonica. Les goûts musicaux de votre personnage, Ange, correspondent-ils à peu près à vos goûts, Arthur H ?
Arthur H : Oui. Il y avait une interview de Thelonious Monk qui est très drôle. Le journaliste lui demande : « Vous aimez écouter toutes les musiques ? ». Monk répond oui. « Mais vous écoutez même de la country ? ». Monk ne répond pas, le journaliste est déstabilisé, puis Monk se retourne vers son copain et dit : « Il n'a pas entendu ce que j'ai dit ! ». Parce que fatalement, à un moment, on aime toutes les musiques, on est traversé par toutes les musiques. Même les musiques que je n'appréciais pas, si j'étais un extraterrestre débarquant sur Terre, je les trouverais extraordinaires. Finalement, toute musique est intéressante. Aujourd'hui, on vit le début de l'intelligence artificielle qui va composer de la musique au kilomètre. Je pense qu'on va devoir revenir à une musique très corporelle, très organique. Et peut-être qu'on va commencer à se couper de la musique américaine, qui est fantastique mais tellement écrasante, et qu'on va redécouvrir les merveilles de la musique européenne, notamment la musique tsigane qui est l'une des plus belles du monde, et la musique classique. Tout ça, c'est ce que nous sommes, on peut le comprendre de l'intérieur.
À vous entendre, Tony Gatlif a eu la très bonne intuition de vous faire jouer un musicologue. Dans votre cinéma, le son est aussi une musique. On se souvient dans "Indignados" d'une canette qui roulait sur le bitume et faisait une percussion. Ici, il y a la grêle.
Tony Gatlif : Oui, la grêle, c'est un hasard. J'aime être dehors, et dehors, j'accueille tout ce qui arrive. Je dis toujours à l'équipe : « On tourne quoi qu'il arrive ». À un moment, on était dans le van, Arthur attendait au volant. Je vois derrière le pare-brise des nuages noirs qui s'amassent. Je sentais qu'il allait se passer quelque chose. Je rêvais de filmer un éclair avec la tempête dans une fiction. Je dis : « Moteur ! ». On était dix à l'intérieur. On commence à tourner et, à peine dix secondes plus tard, un nuage de grêle s'abat sur nous. C'est magnifique. Personne ne peut prévoir la grêle. J'ai trouvé ça superbe, il y avait l'image et le son. Arthur a vu que je ne coupais pas et il a continué à conduire, ce qui est très difficile dans la grêle. Et au fur et à mesure qu'elle tombait, je sentais que c'était comme du flamenco. J'entendais les zapateados d'Israel Galván ou de Mario Maya.
Chercher la musique dans le son...
Arthur H : Il y a eu un autre moment comme ça, quand La Caïta a chanté à côté de cet arbre millénaire. Il y avait une tempête de vent très forte, au point de nous empêcher de tourner. Tony a dit : « Démerdez-vous, mettez-lui des panneaux autour ! ». Toute l'équipe portait des couvertures, toutes sortes de choses. Mais j'ai trouvé ça extraordinaire, car il y avait une analogie visible entre la tempête et le chant flamenco. On voyait que le flamenco a quelque chose de la tempête, de la rage.
Tony Gatlif : Et ce qui est magnifique, c'est que l'ingénieur du son a réussi à couper le vent devant le visage de La Caïta avec les couvertures, mais le vent passait derrière. Donc il ne touchait pas le micro, mais ses cheveux volaient. C'est la technique de l'ingénieur du son.
Dans quelle mesure les paroles des chansons ont-elles été choisies en fonction du récit ? Il y a par exemple la chanson "La Lega", un chant de révolte, associée à la relation entre Ange et sa fille.
Tony Gatlif : Oui, quand j'ai entendu André Minvielle, j'ai eu envie de le filmer. Je trouvais formidable ce qu'il fait avec sa bouche, de la percussion. Quand j'ai écrit la scène de l'engueulade entre Ange et sa fille, où ils se parlent avec des proverbes, je me suis dit que ce serait bien qu'André Minvielle vienne au milieu d'eux, avec sa voix. Et quand il est venu avec sa fille, c'était encore plus beau.
Arthur H, est-ce que ce travail avec Tony Gatlif va changer quelque chose dans votre parcours, dans vos futurs albums ?
Arthur H : Oui, ça réveille le désir. L'époque est sombre, très normative, et on a envie d'être encore plus vivant, plus créatif, plus audacieux si on peut. Donc ça nourrit le moteur du désir.
Peut-être que le cinéma, avec ses coupes et ses attentes, crée une frustration chez le musicien de scène et donne envie de retrouver le public ?
Arthur H : Ah oui, c'est difficile d'être acteur. On passe les trois quarts de son temps à attendre tout en devant rester disponible. Pour un musicien, ce n'est pas confortable. La musique est un art spontané, fluide, direct. Le cinéma est un art de l'attente.
Pour conclure, un tour de table sur les actualités de chacun...
Arthur H : J'ai sorti une bande dessinée avec mon ami Alfred chez Casterman ("La Solidité du rêve"), un road movie onirique. J'ai fait une résidence de musique contemporaine, dès le lendemain du tournage, plongé dans un univers électro-acoustique qui donne un opéra qui s'appelle "L'Hiraeth". J'ai aussi donné un concert de musique instrumentale, assez ambiante, avec des synthés. J'enchaine avec une création poétique où je lis des textes d'un livre des années 60 ("Les techniciens du sacré"). Et à la rentrée, je commence une tournée piano-violoncelle avec Pierre Le Bourgeois, où nous allons créer un disque sur scène, de manière assez expérimentale (on le joue à Paris au Théâtre de l'Atelier à partir du 17 mars 2026).
Fiona Monbet : Moi je suis en fin de saison. Un dernier concert en Allemagne, puis je prépare la saison prochaine. J'ai co-écrit la musique avec Rebeka Warrior et Tsirihaka Harrivel du prochain spectacle de Vimala Pons, pour chœur, qui sera à l'Odéon au Festival d'Automne. Je travaille avec mon ensemble, "Miroirs Etendus", avec Christophe Chassol sur le Paris Noir. On enregistre aussi "City Life" de Steve Reich. Et ça commence avec Debussy et Ravel en octobre avec l'Orchestre d'Irlande du Nord.
Delphine Mantoulet : Concernant la bande originale du film, elle est sortie, disponible sur toutes les plateformes. On est distribué par Believe. Il y aura aussi divers événements musicaux tout au long de l'été, notamment des avant-premières avec des musiciens, comme celle du 24 juin à Montreuil.
Tony Gatlif : Je me consacre entièrement au film, à part l'éducation de ma fille. Là, il y a urgence, elle a viré son professeur de piano, et a commencé à vouloir virer son prof de français ! [rires] Sinon, je me consacre au film, je fais des masterclasses dans les salles. Je trouve ça super de parler aux gens du travail qu'on a fait, car on ne voit pas la magie qu'on a mise dedans. Expliquer comment on a réussi à le faire, ça intéresse vraiment les gens.
Propos recueillis par Benoit Basirico
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