Pierre Jansen

Pierre Jansen

28 février 1930 - 12 août 2015.

Pierre Jansen (1930 - 2015), se détourne de l’avant-garde d’où il est issu pour composer des musiques de films dans les années 60 et 70 auprès de Claude Chabrol (27 long-métrages à partir de leur rencontre sur Les Bonnes Femmes en1960 et son unique nomination aux César pour Violette Nozière en 1978), Claude Goretta (La Dentellière, 1977), Francis Girod (L'État sauvage, 1978) ou encore Pierre Schoenderffer (La 317e Section, 1963). Dans les années 80, il renonce au cinéma pour poursuivre la composition de musiques savantes (sonates, symphonies, concertos, musiques de chambre).

Articles / Biographies

Pierre Jansen apprend le piano et l’harmonie au Conservatoire de Roubaix avec Alfred Desenclos. À la libération, il se passionne pour la littérature, la poésie et la peinture de Picasso, puis c’est la découverte du Sacre du Printemps de Stravinski à la radio qui va décider de sa vocation pour la composition musicale.

Il entre ensuite au Conservatoire Royal de Musique de Bruxelles pour approfondir son apprentissage du piano et étudie l’écriture (contrepoint, fugue, orchestration) avec le compositeur André Souris qui lui explique également les rudiments des techniques propres à la musique filmique.

Comme beaucoup de compositeurs de cette époque, il milite pour la musique d’avant-garde. Durant l’été 1952, il suit les prestigieux cours d’analyse d’Olivier Messiaen aux Ferienkurse für neue Musik à Darmstadt (Allemagne) et y découvre également les esthétiques musicales de Berio, Boulez, Ligeti et Pousseur. En 1958, il crée une Suite concertante pour piano et dix-huit instruments, interprétée d’abord à Darmstadt par Bruno Maderna puis à Paris sous la direction d’Ernest Bour avec Claude Hellfer en soliste, dans le cadre des concerts du Domaine Musical (célèbre institution de Pierre Boulez uniquement dédiée à la musique expérimentale). En 1959, il travaille brièvement pour le CNRS.

Désireux de collaborer avec un compositeur au langage plus abstrait que ses musiciens d’alors (comme le talentueux mélodiste Paul Misraki), le cinéaste Claude Chabrol rencontre le jeune Pierre Jansen pour travailler sur son film Les Bonnes femmes en 1960 (les musiques de “source” du film étant réservées à Misraki). Chabrol fait découvrir à Pierre Jansen, encore tout imbibé des sévères doctrines enseignées avec vigueur à Darmstadt, le charme et la richesse d’un Benjamin Britten ou d’un Dmitri Chostakovitch, musiciens honnis par l’avant-garde d’alors, désireuse surtout d’en découdre avec l’émotion et le lyrisme beaucoup trop liés (selon eux) à la musique d’avant-guerre et à la période précédant le nazisme. Chabrol ne va pas se contenter de lancer la carrière filmique de Jansen mais va aussi élaborer toute la majeure partie de sa propre filmographie en sa compagnie (des Bonnes femmes jusqu’au Cheval d’orgueil).

La partition pour quatuor de L’Oeil du malin (1962) incarne bien le style abstrait et détaché de Pierre Jansen, fluctuant et sans thème vraiment défini. Souvent chambriste, la musique très homogène de Jansen n’accompagne jamais servilement les images, ni même les émotions des protagonistes (comme les musiques d’un Jaubert ou d’un Delerue) mais se contente d’un très habile contrepoint parfois atonal renforçant la complexité labyrinthique des meilleurs thrillers psychologiques de Claude Chabrol. Il peut lui arriver néanmoins d’avoir à composer des pastiches ou même d’être amené à faire quelques clins d’oeils humoristiques comme son travail pour l’inquiétant Landru (1963) où il compose des valses de style Belle époque. Signalons aussi Docteur Popaul (1972) où il parodie Ennio Morricone (tentative maladroite de l’aveu même du compositeur).

Outre sa très longue collaboration avec Chabrol, il lui arrive de travailler plus sporadiquement avec d’autres cinéastes comme Pierre Schoenderffer pour qui il compose La 317e section en 1965 - belle fresque guerrière avec choeurs et orchestre, plein de tension et de nervosité, ou encore l’atypique Objectif 500 millions (1966), sombre polar joué par un inquiétant Bruno Cremer, colossal dans ce rôle d’ancien officier des commandos d’Algérie, impliqué dans un hold-up aérien qui tourne mal.

Il retrouve Chabrol avec l’excellente musique du pourtant médiocre Marie-Chantal contre le docteur Kha (1965) et celle de La Ligne de démarcation (1966), puis surtout Le Scandale (1967) - obscur polar dont l’intrigue se déroule dans le milieu vinicole. Le Scandale bénéficie d’une musique symphonique extrêmement dissonante et tourmentée, parfois très similaire aux travaux sériels de Berio ou Boulez. C’est un style un peu plus lyrique qu’il adopte dans l’étrange Les Biches (1968), film qui marque le début une période riche d’inspiration pour Chabrol. Pierre Jansen retrouve une forme plus épurée dans La Femme infidèle (1969) composé pour trio (piano, violon et violoncelle).

Que la bête meure (1969) et Le Boucher (1970) sont parmi les plus grandes réussites du couple Jansen-Chabrol, lequel trouve chez Jean Yanne un acteur de tout premier plan en chauffard sans scrupules pour le premier et en campagnard névrosé dans le second. Alors que la musique de Que la bête meure reste relativement discrète, elle prend une dimension proprement fantastique dans Le Boucher. Utilisant un instrumentarium extrêmement osé (guitares et basses électriques, clavecin électrifié, orgue, vibraphone et cloches tubulaires), Jansen se sert de tiers de ton et d’un langage atonal rappelant les travaux de Maurice Ohana (grand compositeur français ayant lui aussi oeuvré pour le cinéma, notamment dans le court-métrage Les dents du singe dont la musique est assez proche de celle du Boucher). L’impact d’une telle musique dans le générique du film (des peintures rupestres décorant une grotte) symbolise bien les audaces musicales sans limites de cette fin des années 60 (rappelons aussi la stupéfiante partition atonale de La planète des singes de Jerry Goldsmith ainsi que l’étonnante musique très percussive de La religieuse de Jean-Claude Eloy - autre rare incursion d’un compositeur issu du Domaine Musical dans la musique de film).

Juste avant la nuit (1971), autre grand film de cette époque, réutilise des brides du célèbre ballet L’oiseau de feu de Stravinski pour dépeindre le climat pesant du film (où Chabrol retrouve les principaux acteurs de La Femme infidèle). Dans l’ambitieux La Décade prodigieuse (1971) - coûteuse production avec Orson Welles, Pierre Jansen va jusqu’à composer une stupéfiante Symphonie concertante pour orgue, piano et orchestre, mêlant avec maestria la richesse formelle du dodécaphonisme avec des phrasés plus lyriques. Lyrisme qui se fera plus présent encore dans Les Noces rouges (1973) - polar bourgeois et satirique contant l’histoire d’amour adultère entre la femme d’un notable (Stéphane Audran) et son amant (Michel Piccoli). Les Innocents aux mains sales (1975) est un autre chef d’oeuvre de Jansen, où il peut encore peaufiner son écriture orchestrale toujours aussi originale (l’entêtante trompette solo et les col legno obsessionnels des cordes).

Le milieu des années 70 constitue un seuil pour Jansen, la musique sérielle d’alors connaît une grave crise qui la coupera définitivement du grand public, des compositeurs américains comme Steve Reich ou Philip Glass prennent le contre-courant des rudesses atonales de Boulez, en redécouvrant la magie des musiques africaines ou orientales basées souvent sur de simples pulsations rythmiques. De la même façon, certains compositeurs comme Penderecki ou Ligeti ré-apprivoisent progressivement certains aspects de la musique consonante. Jansen compose une Sonate en si bémol mineur pour piano en 1975, qui marque un premier pas vers un langage plus consonant.

Dés lors, Pierre Jansen va quelque peu élargir son horizon cinématographique et se mettre à travailler pour d’autres cinéastes comme Serge Moati (qui deviendra le célèbre présentateur et réalisateur télévisuel que l’on connaît), Claude Goretta, Francis Girod, Josée Dayan ou Michel Mitrani. Nuit d’or (1976) pour un étrange film totalement oublié de Serge Moati, lui donne l’occasion d’écrire un score complexe et baroque pour choeurs et orchestre, au langage encore très abstrait. Le lyrisme se fait par contre entendre dans Alice ou la dernière fugue (1977) - superbe film fantastique méconnu de Chabrol, ou encore dans La Dentellière (1977) de Claude Goretta où il utilise un émouvant thème impressionniste plein de pudeur et de retenue. En 1978, il use d’orchestrations plus riches et sophistiquées dans L’État sauvage, satire africaine de Francis Girod ou dans Le grand frère du même réalisateur (avec l’adjonction de guitares électriques). Il incorpore des réminiscences jazzy et un thème en forme de tango lent dans l’excellent Violette Nozière, un de ses derniers grands films avec Claude Chabrol. L’académique Le Cheval d’orgueil mettra un terme à sa collaboration avec le metteur en scène en 1980, qui ne travaillera désormais plus qu’avec son fils Mathieu Chabrol.

À l’exception notable d’une somptueuse collaboration en 1985 avec le compositeur Antoine Duhamel pour la musique symphonique posthume d’Intolérance : film muet de Griffith datant de 1916 (interprété par l’Orchestre National d’Ile-de-France sous la direction de Jacques Mercier), sa production pour le cinéma se raréfiera de plus en plus. Hormis quelques travaux pour la télévision comme La Croisade des enfants (1988) ou L’Enfant en héritage (1995), Pierre Jansen préférera se consacrer tout entier à l’écriture de pièces savantes, comme notamment des pièces pour piano, orgue, quatuors à cordes ou quintette... citons aussi “Quatre Temps”, cantate pour mezzo-soprano, piano et récitant. Pierre Jansen a donné également quelques cours d’orchestration à l’École Normale de musique et au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris.

 

Christian Texier

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