Cinezik : Où en êtes-vous dans votre manière de faire de la musique de film ? Provenant de la musique électronique, vous avez longtemps privilégié les textures, notamment pour Patrice Chéreau (INTIMITE, PERSECUTION), mais vos derniers films marquent une forte présence mélodique...
Eric Neveux : J'ai l'impression en ce moment de me rapprocher d'une fusion intéressante entre la matière texturelle et ma capacité à être plus mélodique. Ce fut le cas sur la série BORGIA quand Tom Fontana m'a demandé de réfléchir à la musique de la deuxième saison qu'il a abordée à l'ancienne, en pensant à des thèmes de personnages, ce qui me faisait très peur à l'origine. Mais j'ai pris confiance en l'écriture de mélodies. J'ai abordé au début de ma carrière la musique de film dans un prolongement de mon travail dans la musique électronique. Je l'ai abordée avec une retenue en me concentrant sur le travail de texture, ce que je faisais beaucoup dans les projets de musique électronique auxquels j'ai participé. En prenant confiance en moi, j'ai commencé à m'autoriser d'intégrer la mélodie dans mes Score. Je l'ai aussi fait sur le film de Luc Jacquet, IL ÉTAIT UNE FORÊT (sortie le 13 novembre 2013), documentaire de cinéma où j'utilise des mélodies au sein d'une écriture orchestrale. Je mélange cela avec mon travail sur les textures, sur les couleurs et la programmation. Cette approche hybride et composite est mon approche depuis le début mais je me suis fortement décomplexé par rapport à l'orchestre. J'y ai pris goût, notamment grâce à ma collaboration avec les orchestres anglais avec lesquels je travaille depuis quelques années.
Cet aspect mélodique de votre travail se ressent pleinement dans LE GRAND MECHANT LOUP (à l'affiche depuis le 10 juillet 2013), film réjouissant dans le paysage de la comédie française, avec une musique joueuse...
E.N : En effet, LE GRAND MÉCHANT LOUP de Nicolas et Bruno est une comédie brillante et lumineuse pour la musique. Je me suis frotté à une musique mélodique de comédie en pensant aux grand maîtres Cosma et Morricone, compositeurs que j'aime.
Comment avez-vous été choisi pour ce projet, a priori loin de ce que vous faisiez auparavant ?
E.N : C'est le consultant musical Pascal Mayer qui m'a choisi pour ma capacité à aborder le score avec une culture pop, bien qu'au final je ne l'ai pas vraiment fait. Les réalisateurs Nicolas et Bruno connaissent très bien la musique de film et avaient des attentes fortes en ce qui concerne le rôle que la musique devait jouer. Ce n'est pas ce type de partition que j'ai majoritairement abordé auparavant. Ce film a réveillé en moi un goût pour le côté ludique de la musique, un goût pour la musique des années 60, avec ses décalage pop. Je suis un grand fan de Morricone, également en tant que grand arrangeur de pop. On a joué sur ces codes. On s'est très vite entendu et compris. On a eu un grand plaisir à travailler ensemble. Ce sont des interlocuteurs formidables concernant la musique.
A quel stade dans l'élaboration du film êtes-vous intervenu ?
E.N : Le film était presque entièrement monté. Le montage était parfaitement rythmé. D'ailleurs, les points de synchro avec ma musique donnent un certain aspect "cartoon". Les réalisateurs avaient commencé à travailler avec un artiste qu'ils aimaient beaucoup, qui n'était pas un musicien de cinéma. Ce n'était donc pas facile pour eux de communiquer, il y avait une certaine gymnastique. Je suis ainsi arrivé tard avec peu de temps pour faire ce film très musical. Il n'y avait en revanche aucun temp track, mais j'ai pu entendre une fois les musiques du musicien précédent, ce qui me donnait des indications sur les emplacements et les intentions. C'est délicat de passer après un autre compositeur. J'ai essayé de m'en détacher au maximum. C'est dans le dialogue avec les réalisateurs que j'ai trouvé les idées, même s'ils ne m'ont pas dit grand chose, juste qu'ils aimaient les musiques sifflées. Leur référence de départ était la musique de "Coup de tête" (film de Jean-Jacques Annaud, 1979) qu'avait fait Pierre Bachelet, avec un thème sifflé. Puis j'ai regardé le film chronologiquement, en inventant un thème et en le faisant vivre en fonction des personnages en exposition. C'est très amusant à faire. La direction d'acteurs et le scénario de ce film appellent une grande interaction avec la musique.
Hormis le sifflement, quels ont été les autres choix instrumentaux ?
E.N : L'idée était de se lâcher sur l'orchestration, d'oser aller à l'encontre des règles habituelles. Par exemple, quand on a enregistré avec l'orchestre belge (Orchestre Philharmonique de Liège), ils mettaient les cordes au premier plan, alors qu'on voulait plus de batterie, un peu comme les orchestres pop des années 70. On recherchait cette couleur avec un vrai plaisir, sans cynisme. On a enregistré basse/batterie avant d'aller voir l'orchestre. Ce dernier a donc joué sur un vrai groove. Cosma avait fait cela sur Rabbi Jacob, c'est presque du Isaac Hayes à des moments. Ce film était un vrai terrain de jeu. Il y a aussi un hommage dans un morceau à Nino Rota, à son thème pour "Casanova". La musique n'a rien à voir mais joue sur ce même esprit obsessionnel et psychédélique. On l'a utilisé pour le personnage de Patoche (Léa Druker). On n'a pas hésité à jouer avec des références mais avec notre personnalité.
Comment avez-vous abordé le genre de la comédie ?
E.N : La comédie est un exercice complexe. Pour certaine comédie, il est difficile de trouver le ton, mais l'avantage avec Nicolas et Bruno est qu'ils ont une esthétique et un positionnement forts. Ils ont validé le moindre son. J'ai rarement vu ça. Ils ne lâchaient rien, ils étaient présents à chaque séance de studio. On tenait tous la barre du projet. Ils ont aussi participé au livret du CD de la BO. Ce sont de vrais perfectionnistes. Et concernant le genre de la comédie, le film n'est pas qu'une simple somme de bonnes blagues. Il y a plusieurs niveaux de lecture. Je n'aime pas l'ironie méchante, et le film amène un regard tendre sur les personnages, même dans leurs pires travers. Tous les acteurs l'ont très bien joué. Il y a de l'ironie sans cynisme. On ne se moque pas des situations.
Quel a été le travail avec l'orchestrateur ?
E.N : Avec mon orchestrateur anglais James McWilliam, on avait envie que la musique "claque". Autant auparavant je déléguais entièrement cette partie du travail que je maîtrisais moins, ici je me suis très impliqué dans l'orchestration. C'est d'ailleurs ce que je veux faire de plus en plus, même si je ne le ferais jamais à 100% car je préfère m'impliquer sur d'autre chose. J'écris et j'arrange tout moi-même. Ensuite l'orchestrateur retranscrit mes score précis. Puis je vérifie que rien n'a été perdu. Je livre des maquettes relativement poussées, d'autant plus que je suis programmeur. Je me considère comme arrangeur et non comme orchestrateur. L'orchestrateur va prendre mon arrangement très détaillé et va le renvoyer dans les sections de l'orchestre pour que ce que j'ai fabriqué avec des machines soit précisément rendu le jour où on enregistre. La grande qualité d'un orchestrateur est d'être fidèle à la volonté du compositeur. Il ne va pas ajouter une note ou un motif rythmique, ou alors c'est une discussion commune. S'il m'est arrivé de donner à un orchestrateur un simple thème au piano en lui laissant le choix de l'instrumentation, alors il était également arrangeur.
Le film contient des musiques préexistantes, comment vous êtes-vous situé par rapport à elles ?
E.N : Elles étaient là avant moi, que ce soit les musiques de boîte ("Sexy and i Know it" - LMFAO), la reprise de "30 millions d'amis" par Air, ou bien une reprise de Morricone par Danger Mouse ("The World"). Les réalisateurs les ont choisis avec le superviseur Pascal Mayer, qui en plus est leur ami de lycée. Mais il n'y en a pas tant que ça. Pour le générique de fin, c'est moi, avec un medley des thèmes du film. J'ai mis une nuit entière à construire ce morceau. C'est un medley à l'ancienne, qui croise les thèmes sur un rythme "groovy", avec un retour des voix féminines. Je suis fier de ce morceau. On s'est fait tous plaisir, de la composition au mixage.
Que pouvez-vous nous dire sur la série BORGIA ? Est-ce si différent d'un travail pour le cinéma ?
E.N : Je suis arrivé pour la saison 2. Il y a eu une volonté du showrunner Tom Fontana d'essayer une autre couleur musicale. C'est une série de 12 épisodes. J'ai surtout écrit une musique pour les trois premiers épisodes à partir desquels ils ont conçu tous les autres. Tom m'avait donné les images des épisodes 1 et 2 sans me dire où il voulait de la musique. Il m'a demandé de faire le spotting initial. Ce ne sont pas des méthodes très anglo-saxonnes. Le monteur musique n'était pas encore dans le projet. Puis par la suite, ils ont fait le placement des musiques pour les épisodes suivants sans me concerter. Il faut accepter le fait que pour une série de 12 épisodes, on fait quasiment 12 films en un an, ce qui est court. Il y a donc une notion d'industrialisation, sans perdre de vue pour autant la notion artistique. Les premiers épisodes d'une série sont là pour donner le ton. Le pilote et les premiers épisodes sont davantage soignés. On définit la charte artistique. Quand le monteur musique est apparu, j'ai travaillé en étroite collaboration avec lui sur trois générations de montage sur lesquelles il faisait du temp tracking avec ma musique. C'est un immense confort d'être intervenu en amont et avoir déjà proposé des musiques. Je ne me suis pas retrouvé avec la musique de "Pirate des caraïbes". Je n'ai jamais entendu autre chose que ma musique. A ce stade, je n'ai rencontré Tom que deux ou trois fois, c'est tout. Chacun a sa tâche. C'est une chaîne de travail bien huilée entre New York où se déroulait la post-production et Paris où je travaille à mon studio, avec quatre assistants à temps plein pour ce qui est de la préparation, de l'editing, du mix (tout ce qui ne concerne pas la composition musicale ou l'arrangement).
Pour la mini-série française LE VOL DES CIGOGNES (2013), il y a eu une plus grande collaboration avec son réalisateur, Jan Kounen ?
E.N : Alors que pour BORGIA, Tom Fontana ne réalisait aucuns épisodes, il était juste le "showrunner", le maître d'œuvre, et je l'ai vu que 3/4 fois car je discutais surtout avec le monteur musique qui était mon premier interlocuteur, sur cette mini-série de deux épisodes, c'était comme faire un seul film et c'est avec Jan que je discutais. C'est d'ailleurs son équipe de cinéma qui travaillait avec lui.
Enfin, votre riche actualité 2013 comprend également la sortie en juin dernier de L'ATTENTAT de Ziad Doueiri...
E.N : J'étais en train de travailler avec Rachid Bouchareb sur JUST LIKE A WOMAN quand je reçois un appel du Liban de Ziad Doueiri. Il me dit que la seule BO qu'il a achetée dans sa vie est celle d'INTIMITE. Il s'était toujours dit que le jour où il ferait le film, il le ferait avec moi. J'étais touché. Quand il a annoncé à son producteur (qui produit aussi JUST LIKE A WOMAN) qu'il allait travailler avec moi, il était halluciné, d'autant que sa femme est la scénariste du film de Rachid. C'est un hasard troublant.
Je suis arrivé sur le film après un montage où des musiques avaient été calées. Il y avait du Brian Eno, Moby... Ce temp tracking apportait l'idée d'une froideur des instruments avec en même temps la recherche d'une émotion. La direction donnée était assez occidentale malgré la situation géographique du film. C'est une approche pertinente de se démarquer au son. Ziad a une culture de cinéma américaine. Il a été opérateur pour Tarantino. Il a quitté L.A pour faire du cinéma en Europe, mais il voudrait y retourner. Il a ainsi abordé son film avec un regard de libano-américain. D'ailleurs, quand il est allé présenter le film à Toronto, il a été très bien reçu. Cette idée de ne pas colorer "oriental" contribue à l'universalité du propos.