Cinezik : Arnaud, en tant que cinéaste, quel est votre rapport à la musique ?
Arnaud Desplechin : J'écoute de la musique tout le temps lorsque j'écris, tout le temps sur le plateau pour les mises en place. La musique est pour moi essentielle dans ma façon de réinventer le film au montage. C'est une façon de comprendre le film, et de prendre le spectateur par la main. Comme j'ai tendance à raconter des histoires où tout est imbriqué, j'ai besoin à un moment que le film soit accessible pour le public, et pour que le film puisse délivrer des sentiments j'ai besoin de la musique. J'aime le cinéma populaire et je trouve qu'il y a dans la musique une adresse pour le spectateur, une façon de le prendre par la main, de l'accompagner dans la scène, ce qui est très important pour moi. Un deuxième narrateur qui n'est pas le metteur en scène, c'est le compositeur de musique de film.
Dans LES FANTÔMES D'ISMAËL, quel rôle joue cette musique au regard du récit et du personnage ?
A.D : Cet homme incarné par Matthieu Amalric est partagé entre trois femmes et il aime chacune des trois femmes, il les aime différemment. Matthieu devait jouer cet amour (physique y compris) pour une femme, mais aimant chacune différemment, il aurait été grossier de les exprimer de la même manière, on devait inventer trois manières différentes de filmer , trois manières différentes de jouer, et pour Grégoire il fallait trouver trois thèmes amoureux qui soient différents les uns des autres car la passion physique qu'il a pour Carlotta (Marion Cotillard) n'a rien à voir avec la façon qu'il veut coucher avec Sylvia (Charlotte Gainsbourg)... Il fallait que Grégoire apporte le sentiment frontalement, qu'il assume le sentiment, qu'il donne une voix à chacune de ces femmes. C'est très difficile d'aller aux sentiments sans aller dans le cliché.
L'intention musicale a été précisément déterminée dès l'écriture ?
A.D : J'ai toujours une incertitude, et jusqu'au montage je ne sais jamais, peut-être qu'il aurait été magnifique d'avoir cet amour dans le silence absolu, cela dépend des hasards, je trouve la vérité du jeu des acteurs en le confrontant avec des musiques. C'est au montage que l'on essaie, on prend des bouts de musique, on essaie et on se dit "qu'est-ce que ça veut dire ?", c'est une manière pour moi de comprendre ce qui a été joué.
Au final, c'est surement votre film le plus musical...
A.D : C'est un film très musical donc l'enjeu était énorme. Et il y a ces histoires enchâssées, donc si je n'avais pas les musiques de Grégoire Hetzel, vous ne comprenez plus l'intrigue, c'est l'intrigue qui est portée par la musique et qui donne le récit. La barre était très haute, mais j'aime qu'on essaie de se surprendre avec Grégoire.
Hormis l'orchestre, il y a des solistes (flûte, guitare)...
A.D : Pour illustrer les voix féminines autour de Carlotta, il y a une flûte, même plusieurs flûtes, et ce motif vient souligner Faunia, ce film s'articulant autour de trois figures féminines. La flûte est leur privilège, que l'on refuse au personnage masculin. C'est le hasard de la composition. Dans ce score, il n'y a pas de piano.
Grégoire Hetzel : Hormis le piano de Mathieu Amalric que l'on n'allait pas mettre en écho avec un autre piano, car il le joue directement.
En effet, Mathieu Amalric joue un thème de "Marnie" de Bernard Herrmann...
A.D : C'est le seul thème que j'avais prévu avant, je me souviens avoir envoyé un texto ou un mail à Grégoire en lui disant "je cherche ce qu'il pourrait jouer au piano", et finalement Grégoire m'a proposé de prendre le thème de "Marnie" d'Hitchcock. Cela m'allait très bien car Marnie était le premier film d'Hitchcock que j'ai adoré.
Ce thème de Marnie est également repris à la guitare à la Thelonious Monk, totalement déconstruit, le spectateur ne le reconnaît pas forcément.
G.H : C'est comme un lointain souvenir de leur rencontre, il y a des échos temporels. Il y a aussi le thème du film dans le film, que l'on ne devine pas tout de suite...
A.D : C'est la première musique, dans l'ouverture du film, qui nous emmène vers une piste policière très musicale, pas dialoguée, où la musique prime sur les voix.
Aviez-vous des références ou des musiques placées au montage ?
A.D : Dans la musique temporaire, il y avait énormément de musiques de Grégoire qu'on avait faites sur d'autres films, et du coup le challenge était difficile pour lui car il fallait inventer autre chose sur la base de choses que nous avions déjà inventées nous-même, il fallait trouver une autre voie, ne pas se copier soi-même.
On entend aussi dans le film Bob Dylan et Beethoven...
A.D : Il me fallait ce morceau de Bob Dylan avant le tournage, et en négocier les droits, puisque Marion Cotillard danse dessus. Et je tenais absolument à mettre le 2e mouvement du quatuor de Beethoven. Cela vient sûrement du souvenir des quatuors de Beethoven dans les films de Godard qui m'a inspiré. J'aime que ce ne soit pas de la musique de film. J'ai pensé aussi au film "Casino" de Scorsese qui venait fracasser la musique de Bernstein contre des musiques classiques. J'aimais que dans mon film apparaisse à trois occurrences ce quatuor de Beethoven qui vient hanter comme un souvenir les rapports entre Carlotta et son père.
Vous avez des choix très précis... où se situe la liberté du compositeur, a-t-il à un moment carte blanche ?
A.D : Carte Blanche ? Mais vous êtes fou !
G.H : Arnaud est toujours là, il écoute, il est attentif à la moindre harmonie, à la moindre courbe mélodique, j'ai un despote derrière moi il ne faut pas déconner ! (Rires)
A.D : On est deux à vous raconter l'histoire. Il y a bien-sûr le réalisateur mais j'aime qu'il y ait un autre narrateur que moi, et j'aime offrir ce rôle de narrateur à Grégoire.
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