Interview Nicola Piovani : 'Une belle musique qui n’entre pas dans l’histoire, belle pour soi-même, c’est totalement inutile au cinéma'

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Propos recueillis depuis Cannes par Benoit Basirico / Merci à Thibault Deboaisne - Publié le 22-07-2021




Le grand Maestro Nicola Piovani avait un film en sélection à la Semaine de la Critique, LES AMOURS D'ANAÏS. Après des collaborations avec Marco Bellocchio, Nanni Moretti, Federico Fellini, Roberto Benigni (un Oscar pour “La Vie est belle”), les frères Taviani... il fait la rencontre de Charline Bourgeois-Tacquet qui réalise son premier film. C’est l’occasion de revenir avec lui sur son rapport aux films, sa relation avec les cinéastes, les enjeux de la musique de film, avant de l’entendre faire un aveu : son désir de prendre sa semi-retraite pour le cinéma.

Cinezik : Commençons directement avec "Les amours d'Anaïs", au départ Charline Bourgeois-Tacquet (interview de la réalisatrice dans un podcast séparévous a montré le film terminé ?

Nicola Piovani : Quand m'est arrivée la proposition de ce nouveau film, c'était le moment du deuxième confinement, période pendant laquelle c'était impossible de faire des concerts, impossible de voyager, et j'avais très envie de faire malgré tout de la musique. Je lis donc le scénario, je l'ai trouvé très amusant. Puis j'ai parlé avec Charline, je l'ai trouvée très intelligente. Je lui ai demandé de m'envoyer les images du film. J'ai beaucoup apprécié les actrices, l'esprit, surtout la légèreté. J'ai travaillé avec beaucoup de plaisir sur ce film.

De quelle nature était la collaboration ? Vous faisiez des propositions puis la réalisatrice réagissait ?

N.P : Oui, j'ai envoyé des propositions pour différents endroits. J'ai aimé pouvoir travailler sur la légèreté, sur une comédie pas vulgaire, pour une musique avec le sourire, une musique un peu ironique. On a beaucoup parlé avec la réalisatrice sur Skype. Puis quand on a fait l'enregistrement et le mixage de la musique, Charline est venue à Rome pendant trois jours et on a travaillé ensemble à ce moment-là.

Quelle était l'intervention de la réalisatrice sur votre musique ?

N.P : Elle a bien contribué. Toujours quand je travaille avec un bon réalisateur, il doit intervenir. Je ne travaille pas tout seul. Je n'aime pas ça. J'aime beaucoup échanger sur les idées, les choix, j'ai besoin de quelqu'un qui connaît très bien son film et surtout ses intentions.

Comme c'est un premier film, la réalisatrice aurait pu ne pas oser vous contredire ou vous donner des intentions précises, elle n'en a pas eu peur ?

N.P : Non, je lui ai demandé d'être très sincère. Je n'aime pas qu'une musique soit dans un film si le metteur en scène n'en est pas content, même s'il ne me le dit pas je lis dans ses yeux. C'est en effet son premier film, et pour m'amuser je lui disais que moi c'était mon dernier, comme une blague. On a essayé de supprimer nos différences, je suis âgé, elle est bien jeune.

Vous parliez de la dimension de comédie, cette légèreté, mais il y a aussi dans le film une tristesse, une mélancolie, et la dimension sentimentale... comment avez-vous soutenu cet aspect ?

N.P : Ce n'était pas difficile car on me dit tout le temps qu'au fond de ma musique il y a toujours de la mélancolie. J'ai souvent dû lutter contre cette tendance à la mélancolie. Mais elle est malgré tout sortie, une mélancolie qui touche sans être une tragédie larmoyante. Le personnage de Valeria Bruni Tedeschi est une bourgeoise qui met l'amour de côté, mais à la fin elle va tout bouleverser.

Chez vous, il y a un style de musique par réalisateur. Même si on parvient à vous reconnaître, ce que vous avez fait pour Nanni Moretti, très épuré et mélodique, est complètement différent de ce que vous avez fait pour Charline...

N.P : Oui, il faut s'adapter à la personnalité et au style des metteurs en scène. C'est le bon côté de mon travail, sinon on ne peut pas passer de Fellini à Nanni Moretti, ou à Taviani, ce sont des mondes tellement différents. Il faut se déguiser pour entrer dans un monde qui n'est pas le sien. Ce n'est pas comme quand j'écris pour mon théâtre ou mes concerts.

Concernant votre rapport à la mélodie, chez Nanni Moretti les thèmes étaient beaucoup plus simples et épurés que dans ce nouveau film ?

N.P : Dans le cinéma de Moretti, et surtout dans "La chambre du fils", j'illustre un sentiment très fort, très tragique. Même dans "La vie est belle" de Benigni c'est un thème tragique, à partir duquel l'auteur a ajouté sa légèreté. Mais le fond de ma musique est tragique. L'histoire de Charline est une histoire de mélancolie, d'amour, c'est autre chose. Il n'y a rien de dramatique ou de tragique dans "Les amours d'Anaïs". Et donc la mélodie est plus cachée. Il y a un thème de cordes, le thème final, avec une mélodie, mais qui se dissimule au sein de l'orchestre. Ce n'est pas au premier plan.

Être compositeur de musique de film, vous dites que c'est s'adapter aux univers et aux styles des réalisateurs, mais c'est aussi bien comprendre le besoin musical du film ?

N.P : Exactement, quel besoin musical a le film, mais pour aller dans la direction de l'auteur. Un réalisateur commence un film avec une intention. Et pour y parvenir, il a besoin de différentes choses, il a besoin des acteurs, des possibilités de production, et quand on arrive au moment de la musique, il faut regarder ce qui manque dans le film, de quoi il a besoin pour arriver à l'objectif souhaité par le réalisateur. Je pense que dans "Les amours d'Anaïs" on est arrivé proche de l'idée que Charline avait de son film.

Et il y a l'idée aussi par votre musique de faire exister quelque chose qui n'est pas forcément dans l'image, quelque chose qui n'est pas de l'ordre du soutien, mais de l'ordre du scénario parallèle ?

N.P : Oui ça arrive, un sentiment parallèle, mais il ne devrait pas être trop visible, mais être le plus caché que possible.

C'est-à-dire être au service du film sans être trop en dehors ou à côté ?

N.P : Effectivement, il faut être au service de l'histoire. Je crois que la mise en scène et les acteurs doivent être aussi au service de l'histoire. Une belle musique qui n'entre pas dans l'histoire, belle pour soi-même, c'est totalement inutile au cinéma. Parfois des metteurs en scène prennent une belle musique pour commenter une séquence, une musique de Haendel ou de Tchaïkovski, ou de Ravel. Certes la musique est belle mais ça demeure un objet étranger, un objet trouvé qui va se placer à l'intérieur du film. Je préfère le commentaire musical qui provient de l'essence même du film.

Il y a d'ailleurs Ravel et Purcell dans "Les amours d'Anaïs", quel regard avez-vous sur ces musiques préexistantes ?

N.P : Je dois vous dire que Ravel est mon musicien préféré! Je porte toute la musique de Ravel dans mon cœur. Je ne dis pas que c'est le plus grand, mais celui qui me touche le plus.

Donc c'était un heureux hasard...

N.P : Oui. Par hasard, c'est tombé très bien.

Vous avez eu dans votre parcours d'illustres collaborateurs avec lesquels vous avez fait plusieurs films, par exemple huit fois avec Marco Bellocchio. Quand on se retrouve plusieurs fois, est-ce que la collaboration est différente, on se connaît mieux ?

N.P : Ah oui ! Lors d'une première collaboration, il y a un peu de méfiance, parce qu'on ne se connait pas. Et après on commence à se connaître. Puis il arrive après plusieurs films en commun que l'on se connaît trop. Et donc arrive l'envie du metteur en scène ou du musicien de changer.

Avec Nanni Moretti, par exemple, quand votre collaboration s'est arrêtée après "La chambre du fils", vous vous connaissiez trop ?

N.P : Là c'est une histoire particulière. Je suis ami de Nanni avant même de collaborer avec lui. J'étais déjà son ami au temps de "Ecce Bombo" (1978) quand il travaillait avec Franco Piersanti. Quand il m'a demandé de travailler pour lui, après une petite hésitation en raison de la particularité de la situation, j'ai accepté. On a fait "La Messe est finie", "Palombella Rossa", "Journal intime", et "La chambre du fils". Puis on a décidé que c'était bien de rester amis.

Parfois un travail artistique peut nuire à l'amitié ?

N.P : Il faut conserver l'amitié, en priorité.

Et pour Marco Bellocchio, vous vous êtes retrouvés sur "Le Traître" (2019), longtemps après le film précédent, "Les yeux, la bouche" (1982)...

N.P : Oui, beaucoup de temps après. Il m'a téléphoné à ma grande surprise, il m'a demandé si j'avais envie de travailler sur son film, il aurait fallu un million de mots pour lui demander pourquoi cette volonté, mais on n'a rien dit, j'ai juste répondu "Oui". On avait beaucoup changé entre-temps, depuis "Le saut dans le vide" (1980), beaucoup de différences. C'est un homme d'une grande qualité, un grand ami, un artiste rare dans le panorama des metteurs en scène, pour son âme. Je l'aime beaucoup et je suis très content et ému pour lui qu'il ait reçu la Palme d'or d'honneur à Cannes. Je lui ai envoyé toute mon affection. Mais les rapports de travail et les rapports personnels, ce n'est pas exactement la même chose.

Lequel des réalisateurs avec qui vous avez travaillé connaît le mieux la musique au point d'avoir des intentions très précises ?

N.P : Par exemple, Paolo et Vittorio Taviani ont une grande culture de la musique classique, ce qui peut empêcher quelque chose. Un bon metteur en scène doit donner une indication poétique, pas une indication strictement musicale. À ce sujet Fellini était extraordinaire. Il ne parlait pas de musique, il parlait de sensations, d'émotion, de couleur, il te faisait entrer lentement, petit à petit, dans son monde.

Vous est-il déjà arrivé d'avoir totalement Carte Blanche ?

N.P : Je n'aime pas la Carte Blanche. Si on travaille ensemble, on travaille à deux. Je ne veux pas travailler tout seul. Je suis pour la liberté de proposer, mais après il faut discuter, il faut se confronter. Et c'est ce qui provoque de nouvelles idées, des changements. Travailler dans le cinéma nécessite un bon dialogue entre le compositeur et le réalisateur. Il est arrivé dans l'histoire du cinéma d'avoir des situations où un grand metteur en scène et un grand musicien n'ont pas obtenu un grand résultat. Je me souviens d'un film de François Truffaut ("La mariée était en noir", 1968) avec la musique de Bernard Herrmann, c'était un beau film et une bonne musique, mais ensemble ça ne marchait pas. Cette musique sur ce film là n'allait pas. C'était deux corps séparés. C'est un peu comme quand on fait de la mayonnaise, avec le bon œuf, la bonne huile, le bon citron, mais après il faut trouver le dialogue entre les éléments. La Carte Blanche je l'aime beaucoup quand je fais des opéras, des concerts, des cantates, des musiques symphoniques, lyriques, de chambre. Et là, je travaille exclusivement dans la Carte Blanche, mais le cinéma n'est pas un art de l'individualisme. En italien on dit "la Bottega" (la boutique). Quand on travaille dans le cinéma, il faut rentrer dans cette "Bottega".

Vous est-il arrivé de faire une musique en amont du tournage et qu'elle soit diffusée sur le plateau ?

N.P : C'est arrivé quelques fois, surtout quand sur le tournage il y a besoin d'une musique, quand un personnage chante par exemple. Dans "La vie est belle", j'ai commencé par faire les musiques pour le Grand Hôtel, les valses, les Foxtrot, les danses d'Égypte, pour la scène où il y avait un orchestre qui jouait sur le plateau. J'ai travaillé sur le prochain film de Paolo Taviani ("Leonora addio") dans lequel il y a une grande scène dans un train avec un pianiste qui joue sur un vieux piano vertical. Toute la scène a été tournée avec ma musique.

Fellini faisait beaucoup cela avec Nino Rota, est-ce que c'était aussi le cas avec vous ?

N.P : Avec Fellini, on faisait des choses un peu bizarres. Par exemple, sur "Ginger et Fred" (1986), il y a le grand piano de concert avec l'acteur qui bouge ses doigts sur l'instrument tandis que moi je jouais d'un petit piano posé à côté de la caméra. Fellini était à mes côtés. Il me donnait quelques indications à l'oreille. Je faisais le piano en direct.

Sur "Ginger et Fred", vous êtes aussi sorti de votre territoire familier pour faire du rock...

N.P : Ah oui, j'aime beaucoup voyager dans les différents styles de musique. Une des belles choses dans le fait de travailler pour le cinéma c'est la possibilité de voyager à travers les différents styles.

Quel est votre regard par exemple sur la musique électronique ?

N.P : Alors attention, la musique électronique signifie d'abord la musique produite avec des machines électroniques, et c'est à la fois un genre de musique. En tout cas, ce qu'on appelle musique électronique, je l'écoute très peu, ce n'est pas mon endroit.

Avez-vous l'ordinateur pour écrire vos partitions ?

N.P : C'est une machine merveilleuse, mais je pars surtout des instruments réels. Dans tous les films que j'ai faits, on part de l'enregistrement du violon, des percussions, de la clarinette, des flûtes, et j'écris sur le papier avec le crayon. C'est après que l'on travaille le mixage et le montage avec les ordinateurs. Et c'est surtout sur le montage que se travaille la musique de film. J'ai fait l'enregistrement des instruments sur des pistes séparées pour pouvoir faire encore un travail d'orchestration sur le montage, en sélectionnant les pistes, pour choisir un côté rythmique ou plutôt un côté mélodique ou harmonique, pour la même composition. Mais malheureusement au cinéma aujourd'hui il n'y a plus de budget pour avoir un grand orchestre, comme j'avais avec Fellini. Ça n'existe plus.

Vous avez fait des musiques en Italie, en France, et après l'Oscar pour Benigni, avez-vous eu des propositions d'hollywood ?

N.P : Oui, j'ai eu beaucoup de propositions, mais quand on gagne un prix important, quand on a une reconnaissance internationale, tu peux décider de ce que tu veux en faire, soit pour l'argent, soit pour la liberté. J'ai choisi la deuxième option. Depuis ce prix, j'ai travaillé avec plus de liberté qu'avant, il y avait davantage de gens qui me mettaient à disposition des orchestres. J'ai gagné une liberté de production. Moins d'argent mais plus de liberté.

Et cette liberté, vous ne l'avez pas trouvé à Hollywood ? Vous avez refusé beaucoup de propositions ?

N.P : J'y suis allé une fois pour un film, j'ai parlé avec beaucoup de producteurs, et de metteurs en scène, et j'ai compris que ce n'était pas ma route, que je n'aurais fait du bien ni à moi ni au cinéma. J'ai préféré rester dans ma dimension dans laquelle j'ai travaillé jusque-là.

La musique que vous faites est souvent un vrai personnage, elle intervient à un moment précis, elle existe réellement, tout en sachant s'absenter. Est-ce que vous contribuez au choix des placements ?

N.P : C'est le moment le plus important, choisir les placements. C'est un moment très créatif, je le fais avec le metteur en scène. Il faut trouver une concordance. Et il faut faire attention aux modes. Car aujourd'hui les monteurs utilisent des musiques provisoires, en considérant qu'ils font mieux le montage avec ces musiques. Je viens de l'école des vieux monteurs qui disaient que le montage doit marcher sans musique. Et ensuite on ajoute la musique. Les musiques provisoires sont souvent là pour cacher les manques du montage, elles font devenir beau chaque montage. Tous les montages sont beaux avec une musique. Je préfère l'école qui monte sans musique. Et je me sens obligé de vous dire que je n'ai pas envie de faire trop de cinéma aujourd'hui et dans les prochaines années, parce que dans ma vie j'ai fait beaucoup de cinéma, plus de 200 films, et j'ai sacrifié un peu la musique de concert, de théâtre, d'opéra, et dans le troisième acte de ma vie je vais me dédier plutôt à cela. Et aux chansons. Mais moins au cinéma, sauf exception si le film est intéressant. Ou si un(e) ami(e) fait un film. Mais sinon pour les prochaines années ma règle sera d'écrire des symphonies. Je débute d'ailleurs en janvier prochain avec un opéra pour la première fois de ma vie, ce sera mon premier opéra, avec les ténors, soprano, mezzo soprano... C'est la première mais pas la dernière.

Peut-être y a-t-il un lien entre votre musique de cinéma et vos musiques personnelles, dans vos propres compositions y a-t-il des images et des histoires à raconter ?

N.P : Il y a une histoire, mais quand on fait de la musique pour le cinéma il faut être très simple. On s'exprime en deux minutes, c'est très précis et simplifié. Quand on écrit pour le théâtre ou l'opéra, on a le devoir de la complexité. Quelqu'un est présent dans la salle d'abord pour écouter la musique, le spectateur est plus attentif, alors qu'au cinéma il va surtout voir le film. Je sens donc le devoir et la joie de la complexité du langage que je n'ai pas encore pu pratiquer dans le cinéma.

 

Propos recueillis depuis Cannes par Benoit Basirico / Merci à Thibault Deboaisne

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