Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico
- Publié le 28-05-2022
Cinezik : Thomas Salvador, quelle place a la musique dans votre travail ?
Thomas Salvador : C'est la première fois de ma vie qu’il y a de la musique dans un de mes films. Dans mon film précédent, “Vincent n'a pas d'écailles” (2014), il y a juste une création au début du film (une improvisation du flûtiste Jocelyn Mienne), et dans mes courts métrages, aucune musique, ou alors un morceau que j'ai choisi pour des personnages qui dansent. Et là, je savais que dans ce film je voulais qu'il y ait de la musique et je ne savais pas du tout laquelle. D’abord, je me suis concentré pour faire le film. Et une fois qu'on a avancé dans le montage, que les choses se sont mises en place avec la monteuse, on a commencé à sentir où on aurait envie de musique, notamment pour unifier des moments, créer des ensembles, parce qu'il y a plein de décors.
Comment s’est produite la rencontre avec Chloé ?
T.S : Je connaissais un petit peu ce que faisait Chloé, je sentais qu'elle ne chercherait pas à faire de la musique de film, mais une musique qui lui ressemble. Je sentais qu'il fallait que la musique ait une singularité et qu'elle ne cherche pas à se fondre dans le film, ni dans le paysage.
Chloé, qu'elle a été l'inspiration justement pour trouver la couleur musicale propre à ce film là ?
Chloé Thévenin : Justement, ce que j'aime bien, c'est l'idée de ne pas forcément faire de la musique de film. Déjà ce n’est pas mon activité à 100%. A chaque rencontre, ce sont les réalisateurs qui viennent me chercher. Il y a des endroits où je ne peux pas aller. Et quand Thomas m'a contacté, il m'a parlé du sujet, de la montagne. Il s'avère que c'est une thématique qui me parle beaucoup, je suis moi même très attirée par la montagne, dans le fait de la gravir, et aussi par les récits qui l’entourent, sur tout ce qu’elle évoque. Par ailleurs, Thomas a une approche très poétique de son personnage dans le film, cet axe me parle complètement. Donc je me suis sentie complètement imprégnée par le film. Le montage était déjà bien, il marchait sans musique. C'est une force. Le film avait déjà de la consistance. J'ai été très inspirée dès que j'ai vu les premières images par cet homme qui quitte tout pour monter vivre dans la montagne. C’est une quête un peu universelle. On rêve tous un jour de tout plaquer. Qui n'a jamais rêvé d'aller sur une île déserte, ne serait-ce que pour le fantasme ?
De bivouac en bivouac, la montagne devient le personnage principal du film. Pour la musique, était-il question qu’elle magnifie ces paysages ?
T.S : La musique apporte une profondeur et une autre dimension au paysage. La montagne est déjà tellement merveilleuse en elle-même, Il ne fallait pas chercher à rivaliser. Ce qu'on se disait beaucoup, c'était de ne pas raconter ce qu'on voit. Ce qui nécessite pas mal de travail d'ajustement sur des choses qui venaient trop enrober la montagne. Il fallait que la musique, comme le personnage, trouve sa place dans le décor. C'est la musique de Pierre, la musique du personnage, et à chaque fois qu'on cherchait la tonalité et le rythme, on se demandait comment est Pierre à ce moment-là. Est-il dans l'excitation, dans une forme de méfiance, ou alors on sent qu'il se lâche... on partait toujours du personnage. Et comme il se confond presque au sens propre avec la montagne, c'est aussi une musique de la montagne. Il y a quelque chose de l'ordre de l'aventure dans la musique. Le personnage prend des risques. Et je voulais que la musique ait une tension, des frottements, ce qui crée un mouvement pour le personnage.
Ce personnage, que vous interprétez vous même dégage un certain humour visuel qui repose sur les silences...
T.S : La musique accompagne et renforce le silence et la solitude. On aurait pu se contenter d’entendre le vent et la respiration du personnage, mais Chloé est parvenue à avoir une vraie cohérence sur les timbres et les sonorités, ce qui fait qu’on sent le parcours et l’itinéraire. C'est vraiment l'histoire d'un mec qui part d’un point pour arriver à un autre. La musique a aussi cette évolution, avec des motifs qu'on retrouve et qui accompagnent le personnage.
Chloé, on connaît votre univers dans la musique électronique, et pour les films, de “Paris la blanche” (Lidia Terki, 2017) à “Arthur Rambo” (Laurent Cantet, 2021). Quel est votre regard sur le cinéma de Thomas Salvador et sur cette collaboration singulière ?
C.T : Justement, elle est singulière. C'est déjà beaucoup. Ce qui m'intéressait vraiment, c'est cette rencontre avec Thomas, j’aimais comment il parlait de son film. Plus on discutait, plus je me rendais compte qu’il y avait une grande part de ressenti dans ce qu'il exprimait, de façon ultra organique. Thomas a passé pas mal de temps dans mon studio, ce qui est assez rare, je crois que ce n'est jamais arrivé d'avoir un réalisateur qui passe autant de temps avec moi. Et si j'ai accepté de lui laisser cette place, c'est que tout s'est fait de façon très naturelle. En tant que compositrice, j'ai besoin de chercher des sons, de trouver la matière, d'autant plus en provenant de la musique électronique, je ne veux pas juste jouer au piano, je suis obligé de travailler les matières. Et dans cet échange avec Thomas de nouvelles choses sont apparues, comme des clés. N'ayant pas de formation classique, j’ai aussi cette approche intuitive, j'apprends sur le tas. Pour une scène assez centrale dans le film, Thomas me parlait d'instruments et évoquait le saxo, avant de me révéler qu'il en a un, qu'il en a joué il y a trente ans. Comme Thomas incarne le personnage, qu’il incarne en quelque sorte tous les éléments de ce film, je trouvais évident de venir faire des prises de son saxo.
D’où la mention au générique “Saxophone immersion glace : Thomas Salvador”...
T.S : J'étais gêné de rajouter mon nom sur une ligne, mais ils m'ont dit que ça aurait été n'importe quelle autre personne, je l'aurais mis. Chloé a trituré mes notes et les a insérées. J'étais content, ça faisait trente ans que je n'avais pas joué.
Chloé, la dimension sonore de votre musique, qui joue plus sur la couleur que sur la mélodie, n’empêche pas pourtant des motifs de se dégager...
C.T : Il y avait un enjeu de ne pas trop prendre de place par rapport à cette montagne. Les sons sont très beaux, ne serait-ce que le vent. L'idée était donc d'abord de chercher la couleur et la texture. Et puis ensuite, par l'existence de ces mêmes textures, de les agencer en essayant de dégager une sorte de mélodie, mais toujours dans un entre-deux entre la texture et la mélodie.
T.S : Je sentais en tout cas qu'il ne fallait pas une musique orchestrale, de quatuor à cordes, de flûte, ou de clarinette. On est tellement dans la nature que j'avais peur des instruments à vent et des bois, ça aurait été un peu redondant. Au début, on était sur des textures avant de sentir qu'il fallait aussi de la mélodie. On était bien dans les textures, mais on s’est dit que la musique devait nous raconter aussi une histoire. On a vraiment travaillé sur cette mélodie, même si ce n'est pas un air qu’on peut chanter dans la douche. Elle est vraiment adaptée aux besoins du film.
Chloé, est-ce que vous considérez cette partition tout autant comme votre propre musique qu'un album ?
C.T : Disons que cette musique là, je ne l'aurais peut-être pas faite toute seule. C'est le fruit de la collaboration, de la rencontre. Et pour moi, elle fonctionne vraiment avec l'image. Mais si quelque part on la sortait en petit album, il y aurait une certaine unité puisqu’on retrouve un peu la même trame, les mêmes sonorités, la même texture.
T.S : Il y a une dimension un peu expérimentale, même s'il y a du rythme et que parfois on a envie de danser.
C.T : On reste dans l'intériorité du personnage, et le personnage évolue entre le début, le milieu, la fin. Donc il y a une évolution de cette intériorité qui est assez poussée à un moment donné. Le personnage en lui-même est énigmatique, on n'arrive pas très bien à le cerner. Et pourtant il a l'air étrangement apaisé. Il a juste un appel de la montagne et c'est cet appel que la musique essaie de caractériser. Elle ne cherche pas à résoudre quelque chose. Elle avance perpétuellement, et à la fin on sait juste qu'il se sent bien, qu'il a abouti à quelque chose.
Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico