Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico
- Publié le 19-05-2023Cinezik : Kamal Lazraq, c'est votre premier long métrage et Pauline Rambeau de Baralon, nous vous connaissons grâce à vos albums sous le nom de P.R2B. Vous avez tous deux suivi des parcours à la Femis, mais dans des promotions différentes. Comment s'est produite votre rencontre ?
Kamal Lazraq : Nous nous sommes rencontrés grâce à une des productrices du film, Sophie Penson, qui était dans la même promotion que Pauline. J'avais du mal avec la musique de film en général, j'ai réalisé deux courts-métrages auparavant où il n'y avait pas de musique. Et pour ce film, je ne l'ai pas écrit en pensant à la musique dès le départ, c'est vraiment quelque chose qui est venu en fin de montage. On s'est dit qu'il y avait certains moments où une note musicale serait appropriée et nous avons donc essayé plusieurs choses. J'avais du mal à être convaincu parce que le film a un côté très documentaire, très brut, très simple aussi dans sa fabrication. Les essais de musique mettaient en évidence des choses déjà perceptibles à l'image, ou donnaient un côté très artificiel qui ne correspondait pas aux propos et aux acteurs. On travaille avec des acteurs non professionnels qui sont très bruts dans leur interprétation, il fallait donc quelque chose qui ne vienne pas les écraser. C'est alors que Sophie a eu l'idée de montrer le film à Pauline qui nous a très vite proposé des premières maquettes. Tout de suite, on a senti qu'il y avait quelque chose qui fonctionnait. Je ne lui avais pas du tout parlé du film avant qu'elle ne le regarde et la façon dont elle a ressenti le film était très juste par rapport à ce que je voulais faire ressentir, notamment le tragique, l'absurde, l'obsession du père. Ensuite, nous avons eu une conversation, un travail que nous avons réalisé assez rapidement pour obtenir le résultat que nous avons obtenu.
Pauline, en tant que première spectatrice du film, a-t-elle eu carte blanche pour proposer des emplacements de musique ?
Kamal Lazraq : Oui, nous avons testé quelques idées, mais nous avons surtout laissé Pauline libre de faire ses propositions. Dans le film, c'est elle qui a suggéré certains placements musicaux. Je voulais que la musique évoque une éruption, quelque chose de pas trop manufacturé, pas trop précis. Je n'ai pas voulu trop orienter Pauline pour ne pas limiter son inspiration. J'ai très vite compris qu'elle avait saisi l'esprit du film. Nous l'avons laissée nous faire des propositions en toute liberté.
Il s'agit d'une partition très épurée. En termes de placement, elle est parcimonieuse et du côté instrumental, le choix de la clarinette, votre instrument de prédilection, est-ce que cela est venu très naturellement ?
P.R2B : La clarinette s'ajoute au saxophone. En regardant le film, j'ai ressenti quelque chose de très nocturne. Et surtout, il y avait une proximité avec les acteurs, une sorte de souffle. Kamal et moi avions beaucoup parlé de cela, dans la voix du père, il y a du grain, il y a du souffle, quelque chose de ce genre. L'idée était donc d'avoir des instruments organiques où l'on peut entendre la texture, sans que cela soit trop lisse. Par exemple, dans certains enregistrements, on pouvait légèrement entendre la respiration et nous tenions à conserver cet aspect. Ce que je trouve très puissant dans le film, et c'est un exercice assez complexe en tant que compositeur, c'est que le film n'admet aucune artificialité, y compris la musique. On peut même avoir une réaction d'allergie, si à un moment on essaie de trop en faire, le film rejette immédiatement cet aspect. C'est un exercice très intéressant et très périlleux pour un compositeur car on ne peut pas tricher, le film ne nous le pardonnera pas. J'avais fait des essais avec un peu de piano, mais cela n'a pas fonctionné. On part des personnages, on les suit. L'idée était donc de ne pas utiliser trop d'instruments, mais de garder un saxophone et de l'exploiter jusqu'au bout. Les personnages s'épuisent et on se demande quand ce voyage va se terminer. Donc l'idée était de prendre deux instruments, le saxophone et la clarinette, et même des textures qui pourraient ressembler à des synthétiseurs alors qu'en réalité ce sont des saxophones modifiés pour garder une sorte d'unité comme pour le film. On ne change jamais de cap, on n'a pas une ellipse qui nous amène dans un autre temps, un autre lieu. J'ai proposé trois thèmes avec des variations, le dernier étant au générique, pour une chose qui se libère à la fin.
Le film est tout en tension, se déroulant en une unité de temps, avec ce père et son fils qui entreprennent un périple pour cacher un corps. On est donc dans un thriller criminel et en même temps, grâce à la musique, on a l'impression que celle-ci ne vient pas redoubler ce qu'il y a à l'image. Au contraire, elle apporte un souffle, un contraste, une douceur. Est-ce que c'était aussi l'objectif avec la musique, de chercher cette douceur ?
Kamal Lazraq : Oui, absolument. C'était exactement ça. L'idée était d'éviter le sur-marquage. Je pense que, comme l'a dit Pauline, dès que la musique venait souligner quelque chose déjà établi, le film la rejetait. Pour moi, je voulais que la musique fasse ressentir que les personnages étaient un peu écrasés par leurs conditions. Ce qu'ils faisaient était peut-être violent, mais ce n'était pas une violence pure et gratuite, c'était une violence subie. Et cette dose de fatalité, le film est une boucle, on commence à l'aube, on finit à l'aube, il y a un côté un peu absurde, une sorte de répétition, d'obsession. Pour moi, la musique allait ramener cette dimension-là plutôt que de venir accentuer le côté thriller noir et violent qui est un peu présent dans le film.
Il y a une rugosité entre le père et le fils, et peut-être que la musique fait aussi exister leur amour familial, leur lien, une certaine tendresse ?
P.R2B : En tout cas, il y a de l'empathie. Ce que j'aime dans le film, c'est qu'on ne peut pas enlever un plan de ce film et ça, c'est d'une rareté incroyable. Il y a quelque chose qui nous tient, sauf que ce qui est fort et ce que la musique apporte parfois, c'est ce regard de tendresse. Et les instruments, que ce soit le saxophone ou la clarinette, sont aussi très proches de la tessiture des voix humaines, donc ils viennent aussi comme une autre parole, une voix intérieure, un souffle qui parle de la dignité humaine. Quand j'ai vu le film, ça m'a fait penser à des films sur la condition humaine comme ceux de Pasolini, ou "Taxi Driver", tout le monde peut se sentir touché.
Et Pauline, dans le générique du film, il est indiqué "P.R2B", votre nom de scène. Considérez-vous que c'est une continuité en quelque sorte ?
P.R2B : Oui, en fait PR2B ce sont les initiales de mon nom de famille, donc ça ne change pas grand-chose à ma personnalité. Il y a des chansons, quand je les chante sur scène, et puis il y a aussi de la musique pour des films, mais c'est la même personne. Je trouve qu'en France tout est très cloisonné.
Et Kamal, le choix de Pauline a-t-il été motivé par le fait qu'elle vienne du cinéma au départ ?
Kamal Lazraq : Le fait que Pauline ait une expérience en réalisation a certainement aidé à ce qu'elle comprenne ma façon de fonctionner. Je trouve qu'il est très difficile de décrire ce que je recherche pour la musique. J'ai vraiment du mal avec ça et je pense que Pauline, ayant elle-même fait l'expérience de la réalisation d'un film, a peut-être perçu plus facilement des éléments qui sont dans le film mais que je n'aurais pas pu exprimer avec des mots. Cela m'a rassuré qu'elle sache ce que c'est que de faire un film.
Et puis aussi, le fait de ne pas faire appel à quelqu'un qui serait compositeur de musique de film et qui pourrait peut-être avoir des habitudes ?
Kamal Lazraq : Tout à fait, c'est vrai que pendant le montage, nous essayions de poser des musiques juste pour voir, et dès que ça sonnait comme de la musique de film, comme on l'a dit, le film rejetait ça. Du coup, nous nous sommes dit qu'il nous fallait quelque chose de plus brut, plus artisanal, et c'est ce que Pauline nous a proposé. En n'ayant pas les codes, ce qu'un compositeur qui ne fait que ça aurait peut-être tendance à suivre plus naturellement.
P.R2B : C'est assez drôle pour moi parce que, en réalité, j'ai vraiment eu le sentiment de commencer la musique de film quand j'étais à la FEMIS. Je n'avais pas encore sorti une seule chanson, donc finalement, le travail de musique à l'image, je l'avais commencé avant même de sortir ma première chanson. La musique de cinéma a toujours alimenté mon travail. Par exemple, j'écoute "Conversation secrète" de Coppola. Alors oui, j'ai fait un album, j'ai fait une tournée, il se trouve que j'ai fait deux musiques de court métrage et j'ai réalisé la musique du film de Kamal. Mais je n'ai pas du tout l'impression d'être une artiste de chansons qui se met soudainement à faire de la musique de film. D'ailleurs, je trouve que la musique de film apporte beaucoup plus d'idées à mes chansons que mes chansons n'apportent d'idées à la musique de film. Car au final, dans la musique de film, il faut savoir écouter le film et surtout pas soi-même.
Dans un court-métrage, “Bird's Lament “ (2015), vous rendiez hommage à un clarinettiste et vous y jouiez la clarinette. Il y a un peu comme une boucle qui se boucle en retrouvant cette sonorité-là dans ce long-métrage.
P.R2B : Oui, j'avais réalisé un film sur Moondog, un grand oublié du jazz. Oui, je suis très contente. Je suis convaincue que les instruments à vent, ce sont des instruments qui expriment l'âme humaine. Il n'y a pas beaucoup d'instruments dans lesquels on souffle. On doit tout de même vider ses poumons. Et on n'est jamais beau quand on joue des instruments à vent. C'est ça que j'aime bien. On devient rouge. On ne peut pas être joli. Je pense que c'est un bon instrument pour la musique de film à partir de là.
Et Kamal, quels sont vos goûts musicaux en dehors du cinéma ?
Kamal Lazraq : Je n'écoute pas énormément de musique, je ne suis pas un grand passionné, c'est quelque chose qui m'accompagne un peu comme tout le monde. Mais c'est vrai que je pense que ma difficulté à parler de la musique vient aussi de là, car ce n'est pas quelque chose auquel je suis très familier. Et puis, c'est vrai qu'il y a beaucoup de films sans musique que je trouve très puissants. Quand on arrive à faire ressentir quelque chose par un regard, pour moi, ça va toujours être plus fort que par un dialogue explicatif. Quand on ressent une émotion de façon assez brute, ça va toujours m'intéresser davantage qu'avec des violons.
Le film est tourné au Maroc, on y entend donc certaines musiques locales...
Kamal Lazraq : Oui, le film a une approche très documentaire, on a incorporé les musiques qui sont présentes dans les bars, dans les cafés où se trouvent les personnages. Chez la grand-mère, qui est une femme d'un certain âge, il y a un verset du Coran, car par superstition, on le diffuse en fond sonore dans les maisons pour éloigner les mauvais esprits. C'est aussi très musical. Il y a les appels à la prière, dont deux figurent dans le film, qui sont également très musicaux. Et donc, cela fait partie de cette approche documentaire visant à retranscrire les sons, les couleurs, les odeurs de Casablanca. J'avais envie que l'on ait un rapport très physique au film. Du coup, toutes ces musiques faisaient partie de cette démarche.
En ce qui concerne la musique originale, y avait-il l'idée qu'elle devait au contraire être universelle, ne pas être liée à la géographie ?
P.R2B : Oui, en fin de compte je ne me suis pas posée la question. C'est toujours un peu vulgaire et absurde d'arabiser le son d'un saxophone, cela n'a aucun intérêt. Et même, c'est affreux de faire cela. Ma musique n'est pas dans la sphère documentaire.
Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico