Interview B.O : Pierre Desprats (Les Reines du drame, de Alexis Langlois)

Cannes 2024 (Semaine de la Critique)

,@,reines-du-drame2024041615,desprats,Cannes 2024, - Interview B.O : Pierre Desprats (Les Reines du drame, de Alexis Langlois)

Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico

- Publié le 28-05-2024




Pierre Desprats a composé la musique du premier film d'Alexis Langlois, “Les Reines du drame” (présenté à la Semaine de la Critique, Cannes 2024), comprenant des chansons originales de Rebeka Warrior. Ce film musical narre, en 2055, par le youtubeur Steevyshady, le parcours rétrospectif, allant du succès à la descente aux enfers de la diva pop Mimi Madamour en 2005, en incluant son histoire d'amour avec l'icône punk Billie Kohler. Les épisodes relatés prennent la forme de chansons, celles que les protagonistes interprètent lors d'un show télévisé, tandis que le compositeur, à travers ses compositions instrumentales, évoque la romance.

Cinezik : Comment la rencontre s'est faite avec Alexis Langlois pour ce premier film ?

Pierre Desprats : À Locarno, quand je présente "After Blue" avec Bertrand Mandico à travers lequel il a développé un intérêt pour mon travail. Ensuite, c'est Inès Daïen, la productrice des Films du Poisson, qui m'a proposé de le rencontrer.

Vous connaissiez son travail de court-métrages ?

Pierre Desprats : Bien sûr, j'avais vu "De la terreur, mes soeurs !" (2019) et "Les Démons de Dorothy" (2021), que je trouvais déjà absolument géniaux. Particulièrement "Les Démons de Dorothy" qui résonnait avec mon adolescence, devant la trilogie du samedi soir, "Buffy contre les Vampires".

C'est un film musical avec beaucoup de chansons, car il relate le parcours d'une Diva de la Pop. Était-ce un travail de pastiche ?

Pierre Desprats : C'est en effet le récit d'un Youtubeur dans le futur qui raconte une histoire commençant plus ou moins en 2005 et se terminant en 2055. En dehors du pastiche, situer des musiques et des chansons selon certains codes était une manière d'accompagner le récit historiquement. Par exemple, Billie Kohler, incarné par Gio Ventura, a un groupe nommé "Fente" qui joue un style proche de l'électro-clash. Les chansons sont composées par Rebeka Warrior, qui, avec Sexy Sushi, a développé ce style d'électro-clash au début des années 2000. Les chansons de Mimi Madamour (Louiza Aura) sont composées par Yelle, représentant cette forme de pop du début des années 2000. Quant à moi, j'ai composé des chansons comme "Fistée Jusqu'au Cœur" et "Désabusée". La première est une chanson que Billie Kohler et Mimi Madamour composent ensemble en 2015. À cette époque, j'avais 25 ans, et je me suis retrouvé à créer une sorte de pop hyper-pop, plus moderne mais ancrée dans le passé. Il s'agissait donc de saisir les codes d'une époque, où nous sommes à la fois des artistes en train d'inventer des choses et, en même temps, des produits industriels, dans des modes, essayant toujours de vendre ou de sauver notre âme. Je trouve que le film incarne très bien cela. En revanche, en ce qui concerne la musique instrumentale du film, nous ne sommes pas dans le pastiche. Un de mes cinéastes préférés, Brian De Palma, utilise une mise en scène un peu pasticheuse. Ses collaborations, que ce soit avec Bernard Herrmann sur certains films, ou avec Pino Donaggio ("Carrie"), contiennent quelque chose de l'ordre du pastiche. Mais ce n'était pas mon intention pour ce film. Nous avons abordé la composition en imaginant une musique hybride, orchestrale et électronique, avec l'idée de donner une voix musicale à deux personnages marginaux, bien qu'attirés par la gloire et le star system : Mimi Madamour, une artiste qui gagne un concours, l'équivalent de "À la recherche de la nouvelle star", et qui fait un tube, tout en étant une lesbienne au placard, et Billy Kohler, une chanteuse un peu plus trash qui connaît un moment de succès, mais dont la carrière se termine sur le bas-côté de l'industrie musicale. L'idée de leur offrir une musique grandiose, un récit lyrique avec une forme classique et une musique orchestrale nous a soudainement enthousiasmés. Cette approche correspondait également à une esthétique que l'on retrouve dans la ballroom scene (ndlr : sous-culture artistique développée par la communauté afro-américaine et latino LGBTQ+), où des passionnés de mode parviennent à recréer des collections de haute couture avec des moyens limités. Nous avons tenté de faire de même. J'espère que nous avons réussi à créer de la haute couture musicale.

Ce film est une réécriture de l'histoire, imaginant que les stars de la télé-réalité ou des émissions de chansons sont en fait des stars queer, alors que ces personnes ont été marginalisées. Donc, est-ce un peu mettre la marge au centre dans ce film ?

Pierre Desprats : Oui, et c'est aussi ne pas se duper en réalisant que ce centre est nauséabond. Que signifie vouloir aller au centre et marcher dans la lumière ? Le film me bouleverse, car il montre également à quel point la question de la représentativité et d'occuper le centre est une question stratégique qui peut parfois être un leurre. Pour moi, un des exemples de cela est "Barbie", un film politiquement violent tout en respectant les codes de la représentativité. Alexis va beaucoup plus loin avec une forme de radicalité politique de la représentativité, en épousant l'ambiguïté de pourquoi nous sommes attirés par ce centre. C'est une des grandes réussites du film.

Alors, il y a plusieurs espaces de musique dans le film. Le premier espace, ce sont les chansons, interprétées par le casting. Comment cela s'est-il passé avec le casting, et y a-t-il eu une collaboration avec Rebeka Warrior ?

Pierre Desprats : En effet, il a fallu travailler sur les chansons pour le tournage, car il y a des scènes de concert, des clips, et des moments plus comédie musicale, avec une mise en scène extra-diégétique, mais ambiguë, où l'on bascule constamment. Gio Ventura incarne sa propre voix, tandis que Louiza Aura, qui joue Mimi, n'a pas voulu chanter. Nous avons donc trouvé une voix de doublage, celle d'Ambriel, une chanteuse extraordinaire de "Starmania". Le travail a consisté en des répétitions en amont, assez peu, avec trois sessions d'enregistrement : une première pour obtenir une première incarnation et les métriques des voix, une deuxième pour retravailler les enregistrements et une troisième pour affiner les émotions des séquences et les trajectoires des personnages. Par exemple, "Fistée Jusqu'au Cœur" est un duo, et il a fallu réajuster l'équilibre entre les deux personnages dans leur interprétation. Rebeka Warrior a composé "Damnée d'Amour", sur lequel j'ai travaillé à l'arrangement pour le rendre plus violent et plus simple.

Fallait-il que ce soit parfait pour le tournage ou y a-t-il une grosse part de post-production ?

Pierre Desprats : C'était un film très ambitieux avec un financement difficile. L'objectif était de capturer l'âme des chansons, leur énergie, et de s'assurer qu'elles racontaient la bonne histoire, puis de synchroniser avec les labiales et d'imaginer une chorégraphie possible. Ensuite, il y a eu des coupes. "Damnée d'Amour" est entière, "Pas touche" aussi, mais de manière elliptique. Je vous invite à écouter la bande originale lorsqu'elle sortira, car toutes les chansons seront complètes. Il y a eu un travail de post-production sur la longueur, pour réenregistrer certaines voix pour deux incarnations distinctes, retravailler la production, et ajouter de l'orchestre sur "Fistée Jusqu'au Cœur".

Ces chansons sont écoutées de nombreuses fois, car il y a différentes représentations et époques dans le récit. Y avait-il l'enjeu qu'elles soient efficaces et qu'elles ne lassent pas ?

Pierre Desprats : Mona Soyoc, chanteuse du groupe "Kas Product", a composé les morceaux de Magalie Charmer (Asia Argento) et Elie Moore, ce binôme de chanteuses de la génération passée. Il y a une sorte de cercle bouddhiste d'éternel retour qui se joue dans le film. Les chansons vivent le même éternel retour. "Pas Touche", ce tube des années 2000, se retrouve repris par la scène drag. Il y a aussi cette chanson de Magalie Charmer composée dans les années 80, que l'on écoute d'abord sur une VHS. Lors de la finale de l'émission de télé-réalité, Mimi Madamour interprète sa propre version, que j'ai arrangée en variété orchestrale pour le plateau télé. On réentend les chansons réinterprétées, car elles sont redigérées par le public et les artistes d'une scène.

Oui, c'est vertigineux dans le film, il y a beaucoup de filtres chronologiques, avec à chaque fois le timbre et l'orchestration de chaque époque. Et aussi le filtre des personnages, qui ne sont pas au même stade émotionnel au fur et à mesure...

Pierre Desprats : Le récit se tend comme une mécanique. Il y a une histoire d'amour qui démarre, puis la désynchronisation se fait sentir, et on prend la mesure du drame qui va se télescoper avec la violence de l'industrie de la musique et d'une société homophobe.

Quelle était la nature de cette collaboration avec le réalisateur Alexis Langlois par rapport aux autres réalisateurs avec lesquels vous avez travaillé, comme Bertrand Mandico ?

Pierre Desprats : C'était une collaboration excitante et électrique. Il y avait une grande joie à incarner cette histoire, à écrire ces chansons, même si nous étions dans la référence. Nous étions au même endroit que les fans. Ma sœur a participé à une émission de télé-réalité de chansons, ce qui m'a énormément ému. Alexis se concentre sur les émotions des gens qui regardent la télé, frappés par les stars de télé-réalité. Les émotions générées par ces produits de masse, comme Britney Spears, sont très réelles et très fortes. Alexis aborde ces sujets de manière très directe, et cela m'a immédiatement captivé. Pour le score, je cherchais des sonorités plus "teen movie", feutrées et douces, mais nous sommes partis dans une forme classique très intense. Alexis m'a ouvert une porte vers une musique expressionniste que je n'avais jamais eu l'occasion de composer, avec des séquences de huit minutes où la musique tisse un fil narratif. Bertrand et Alexis aiment la musique et lui laissent beaucoup de place.

Il y a aussi une romance dans ce film. La part émotionnelle des personnages a-t-elle été travaillée en musique dans un second temps ?

Pierre Desprats : Nous avons sculpté l'arc romantique au fur et à mesure de la post-production. Nous savions que nous voulions une musique à la hauteur de la tragédie amoureuse, mais nous avons précisé de nombreux aspects liés à la psychose, la violence, la romance et la douceur au fil du temps. Nous avons également retravaillé certains arrangements de chansons, comme "Fistée Jusqu'au Cœur". Le moment clé, la victoire à l'émission de télé-réalité, m'a permis de comprendre que nous pouvions utiliser un orchestre. Une séquence déterminante a été celle au ralenti avec Billie amoureuse de sa copine qui gagne, traversée par la joie. Cette scène, d'une durée de cinq minutes, tout au ralenti, avec la musique naviguant à travers la tension du film, a permis de construire l'effectif de l'orchestre.

C'est une scène très forte qui évoque "Carrie". On entend une instrumentation romantique de cordes, cuivres, bois, flûte...

Pierre Desprats : C'était important pour moi. Louise Malherbe est la flûtiste soliste et la femme que j'aime, c'est ma manière de lui faire une déclaration d'amour.

"Les Reines du Drame" permet-il de faire le lien entre votre parcours d'album et votre travail pour le cinéma ?

Pierre Desprats : Oui, c'est vrai. Il y a des morceaux de métal que j'ai composés, et je viens de là. L'expérience a permis d'unifier différentes périodes de ma vie. Alexis a l'intelligence de se saisir de toutes les facettes des gens avec qui il collabore. La fin de l'expérience métafictionnelle pour moi, c'était d'être sur le tapis rouge de Cannes avec Bilal Hassani, qui incarne le YouTubeur fan obsessionnel. À Cannes, voir que c'est lui la star, et voir l'enthousiasme des gens pour lui. Bilal Hassani est un acteur impressionnant. Voir dans le film qu'il incarne le fan fou, et à Cannes, voir que c'est lui qui est exposé aux fans, c'est un cercle sans fin.

 

Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico


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