Interview B.O : Uèle Lamore (Les Femmes au balcon, de Noémie Merlant)

Au cinéma le 11 décembre 2024

,@,femmes-au-balcon2024031020,lamore,Cannes 2024, - Interview B.O : Uèle Lamore (Les Femmes au balcon, de Noémie Merlant)

Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico

- Publié le 28-05-2024




Uèle Lamore a signé la musique du film de Noémie Merlant, “Les Femmes au balcon” (au cinéma le 11 décembre 2024, présenté à Un Certain Regard, Cannes 2024). La réalisatrice fait partie des trois femmes (avec Sanda Codreanu, Souheila Yacoub) dans un appartement à Marseille, regardant leur mystérieux voisin d'en face, avant que ce jeu de séduction ne vire au délire. La partition évolue avec le récit, passant de la comédie à l'épouvante. Elle illustre le calme estival par un saxophone sensuel au début, pour ensuite adopter des notes plus abruptes avec des percussions, en intégrant à l'instrumentation un piano, un violon et des voix.

Cinezik : Quel a été votre parcours avant de travailler pour le cinéma ?

Uele Lamore : Je suis cheffe d'orchestre, compositrice, arrangeuse, et je fais aussi de la production. J'adore la musique de film et le rapport entre l'image et la musique, c'est un médium d'expression formidable. C'est donc toujours un plaisir quand on me demande de composer des bandes originales. À la base, je suis instrumentiste, guitariste. Ensuite, j'ai commencé à faire de la composition et de la production. Puis, je me suis lancée dans la direction orchestrale. Après cela, je me suis dirigée vers la musique de film. Voilà un peu la chronologie, mais aujourd'hui tout se cumule. Chaque fois que j'ai commencé quelque chose de nouveau, cela n'empêchait pas de continuer ce que je faisais déjà. Je suis arrivée à la musique de film assez naturellement. Je ne suis pas cheffe d'orchestre dans les grands ensembles classiques. Je fais beaucoup de projets contemporains cross-over, hybrides, expérimentaux. En fait, je n'ai pas forcément besoin de grosses orchestrations. Je suis plus dans la recherche de textures et d'éléments qui servent vraiment l'image. Le plus important, c'est de faire ce qu'il faut au bon moment. Parfois, un simple bruit blanc suffit.

On a pu apprécier votre musique pour "Marcher sur l'eau" d'Aïssa Maïga en 2021, votre première participation à un travail à l'image ?

Uele Lamore : C'était mon premier long métrage de cinéma. Mais avant cela, j'avais fait pas mal de musique pour des courts-métrages, notamment d'animation, et des moyens-métrages. "Marcher sur l'eau" a été mon premier projet avec accès à un orchestre, ce qui était une super expérience. Travailler avec Aïssa a été génial pour une première expérience.

Pour "Marcher sur l'eau", il n'y avait pas de correspondances avec la géographie du film, documentaire tourné au Niger, dans un mélange de notes éthérées de cordes et de flûtes...

Uele Lamore : Nous avions utilisé des instruments rappelant les sonorités du balafon, bien que ce n'étaient pas des balafons, mais des marimbas et des vibraphones. C'était vraiment une musique où nous cherchions un côté plus éthéré et minimaliste, avec beaucoup de flûtes. Il y avait, si je me souviens bien, huit flûtes sur cette BO. Nous avons engagé tous les flûtistes de Belgique, c'était amusant. Oui, c'était vraiment chouette à faire.

Dans"Les femmes au balcon", au début du film, il y a le climat caniculaire de l'été à Marseille. On entend alors du saxophone. Est-ce un choix qui est venu très tôt ?

Uele Lamore : C'était vraiment une demande de la réalisatrice Noémie Merlant. Elle voulait du saxophone car c'est un de ses instruments préférés. Au départ, nous avons utilisé le saxophone à titre de test pour voir ce que cela donnerait. Nous ne savions pas trop ce qui allait se passer. Finalement, cela a très bien rendu. Nous avons donc décidé de garder le saxophone présent sur plusieurs morceaux de la BO.

Noémie Merlant, quelle réalisatrice est-elle pour une collaboration musicale ? Est-elle dans la confiance avec un peu de carte blanche ou au contraire très directive ?

Uele Lamore : Ça dépend. Très directive, je ne dirais pas que c'est le mot, mais elle sait ce qu'elle veut en tout cas. Et elle sait surtout ce qu'elle ne veut pas. Et c'est bien de travailler avec quelqu'un qui a ce profil. Mais après, je faisais des suggestions. Il y avait plusieurs morceaux pour lesquels je faisais ce que je voulais. Ensuite, je lui proposais des idées et elle me réorientait. Au début, j'écoute vraiment beaucoup les attentes du ou de la réalisatrice. Puis, au bout d'un moment, on comprend où on doit aller. Je comprends sa vision et elle n'a plus besoin de me dire 15 fois ce qu'elle veut. Je comprends le résultat qu'elle attend et ce qu'elle a en tête après cette première période de test à l'image.

À quel moment êtes-vous intervenue sur ce film ? Le montage était terminé ?

Uele Lamore : Le montage n'était pas terminé du tout. Quand je suis intervenue, il y avait quelques scènes montées bout à bout, qui fonctionnaient. Mais le montage était encore sujet à discussion. Il y avait des choses incertaines quant à ce qui allait rester ou non. Je suis arrivée à ce moment-là, au début du gros chantier de montage. En parallèle, je commençais à faire la composition. On était dans l'urgence et l'instant. C'était bien. J'aime bien travailler comme ça.

Y avait-il de la musique temporaire comme parfois, posée sur le montage ?

Uele Lamore : Oui, il y en avait. Il y en avait un peu sur les scènes clés, ce qui est normal. Ça permet d'avancer au montage. Mais on ne s'y est pas vraiment attaché plus que ça. Je pense que c'était plus des musiques temporaires pour donner un rythme. Pour savoir un peu quelle était l'énergie qu'on voulait sur les séquences. Mais le son général du film n'était pas du tout défini par les temp tracks utilisés.

Le saxophone, par exemple, n'était pas sur ces morceaux ?

Uele Lamore : Non, pas vraiment. Le premier morceau d'ouverture était une musique bossa nova cubaine, donc on pouvait s'imaginer du saxophone, mais il n'y en avait pas encore. C'est juste que Noémie m'a dit "j'adore le saxophone". Je me suis dit "ok, si tu adores le saxophone, on va mettre du saxophone".

Et ce saxophone a une dimension très sensuelle et lascive, invitant à la danse. Il y a quelque chose de très chaud dans cette musique...

Uele Lamore : Oui, je pense que c'est une BO qui est dans le "too much". Et là où on a du saxophone, c'est vraiment assumé ce côté qu'on a en tête dans la mythologie collective du saxophone, instrument un peu sexy par excellence. Cela vient parfaitement illustrer le propos voulu à l'image. On est un peu dans le registre baroque, pas dans le sens de la musique baroque, mais dans le sens de l'excès, où on assume d'être dans le trop.

Il y a un groupe de personnages féminins. Est-ce que l'idée était de les distinguer par la musique ?

Uele Lamore : Non, pas vraiment. Je pense qu'on n'était pas trop axés autour des personnages. Bien sûr, les personnages ont chacun une musique qui est introduite au début du film. Mais après, on n'est pas trop dans l'idée d'un thème pour chaque personne. Moi, je n'aime pas du tout travailler comme ça. Le mot "thème", ça m'énerve. Je n'aime pas. On était plus dans l'idée de penser la musique dans son ensemble et d'avoir des grands moments. Et après, pour les personnages, la musique habillait leur action. Mais ce n'était pas comme associer un piano à tel personnage. Je n'aime pas trop ça.

Est-ce que l'idée était d'installer dans la musique une tension dès le départ ou, au contraire, de créer une bifurcation musicale lors du changement d'humeur à la moitié du film ?

Uele Lamore : Je pense que ça se fait vraiment petit à petit. J'ai un peu composé dans la chronologie. C'est-à-dire que je suis passée d'une scène à l'autre dans la chronologie du film. Et sans m'en rendre compte, j'ai suivi la tension et le changement de registre. D'ailleurs, je dirais même qu'il y a trois changements de registre, à la fin c'est encore différent du milieu. Pour moi, cela s'est fait vraiment tout seul. J'aime beaucoup travailler, j'insiste, en suivant la chronologie lorsque je fais des films. Quand c'est possible, je trouve que j'arrive à bien construire une histoire avec la musique.

Dans cette dimension narrative de la musique, on dit souvent que la compositrice est aussi une scénariste musicale. Dans quelle mesure la musique va-t-elle compléter le film, ou raconter une histoire parallèle ?

Uele Lamore : Là, on a un bon exemple sur ce film. Nous avions deux scènes avec des musiques temporaires assez joyeuses, anecdotiques. Elles ont été complètement remplacées par des musiques très tendues, très films d'horreur expérimental. Cela changeait complètement le ressenti à l'image. C'est-à-dire qu'on était tout de suite dans quelque chose d'inquiétant, dans un sous-texte par rapport à ce qu'on voyait. C'est l'exemple parfait de cela. Et c'est pour ça que j'adore tout ce qui est du registre fantastique-horreur. Ce sont vraiment des genres où la musique permet de dire des choses à l'écran qu'on ne voit pas forcément. C'est comme dans un film d'horreur, quand un personnage se lève au milieu de la nuit, boit un verre de lait dans sa cuisine et va se coucher, si on ne met pas de musique, c'est une scène anecdotique, mais si on met une musique hyper tendue, inquiétante, minimaliste, on se dit "Oh putain, le monstre est là". Et j'adore, c'est trop bien.

La musique joue pleinement cette dimension de thriller. Il y a de la démesure dans le délire des personnages. C'est un cadeau pour une compositrice de pouvoir se permettre cette démesure? Souvent dans le cinéma, on essaye de camoufler la musique. Là, c'est l'inverse.

Uele Lamore : Oui, surtout que dans le cinéma français, c'est une habitude. Moi qui travaille beaucoup avec des orchestres en Angleterre, j'ai fait un film américain l'année dernière, ce n'est pas la même approche de la BO. C'est vraiment considéré comme une partie intégrante du film. Et là, c'était génial que Noémie ait des rêves de cinéma coréen, américain, anglais, des films que j'adore aussi. Nous voulions toutes les deux que la musique soit super présente, bien en avant. Nous avions les moyens de faire quelque chose de vraiment chouette. Nous avons enregistré un chœur d'opéra, un orchestre symphonique. Donc même dans l'effectif instrumental, c'est assez démesuré. Nous avons réussi à faire rentrer des ronds dans des carrés, comme on dit.

Il y a la présence vocale dans la partition...

Uele Lamore : C'était vraiment une demande de Noémie. Contrairement au saxophone, où nous étions en mode "on verra ce qui se passe et si ça marche tant mieux", Noémie voulait vraiment que les voix soient très présentes. C'était la première BO que j'ai faite où la voix était aussi présente. C'était super chouette parce qu'en plus, nous avions une chanteuse soliste et un chœur d'opéra. C'était vraiment super d'avoir les deux.

Il y a également des percussions qui apportent une dimension un peu plus sauvage. Le chemin musical est très ludique...

Uele Lamore : Oui, c'était très amusant à faire. J'ai bien rigolé tout du long. C'était cool parce que Noémie pouvait souvent venir au studio et nous pouvions rigoler ensemble en faisant la musique. Il y avait vraiment des moments où nous éclations de rire en travaillant. J'espère que ça se ressent dans le son, que nous nous sommes amusés à faire la musique. Tout le processus était super ludique, de la composition aux enregistrements. Franchement, une super ambiance pour le travail.

Dans la fabrication de la musique, il y a l'étape de la maquette. Quel est votre rapport à cela ?

Uele Lamore : Franchement, ça dépend du genre de film. Mais là, il fallait faire une vraie maquette qui sonne en numérique presque comme l'enregistrement final, parce que sinon, ce n'est pas possible. Nous avons enregistré certains éléments en amont, comme les prises de saxophones et certaines prises de voix solo, pour les intégrer à la maquette. Je suis très passionnée par la production, j'adore ça. Donc je n'ai aucun problème à séquencer toute une BO. Je trouve que c'est super. Et puis, on voit vraiment l'arrangement de manière assez physique et tangible. On arrive à identifier les potentiels problèmes d'enregistrement assez rapidement. Je pense qu'en 2024, il faut travailler comme ça. Après, il y a des BO où il faut tout faire de manière acoustique, parce que c'est voulu. Ça dépend du film. Pour "Les femmes au balcon", avec un orchestre symphonique, un chœur d'opéra, des percussions en abondance, si on ne fait pas une maquette propre, on ne va jamais s'en sortir pour la mise en partition. Bientôt, je vais travailler sur une BO qui n'a rien à voir. J'étais chez Leroy Merlin, j'ai acheté des tuyaux pour taper dessus et faire des bruits bizarres. Il n'y aura presque rien dans l'ordinateur à part des sons expérimentaux. Donc ça dépend.

Dans votre écriture, il y a un juste équilibre entre la recherche de timbre et la recherche mélodique ?

Uele Lamore : Je préfère partir du timbre. Ensuite, je trouve des mélodies. Mais je préfère d'abord ressentir l'énergie et l'esthétique voulues. La mélodie vient après.

Dans "Les femmes au balcon", la mélodie est très ample. On est la plupart du temps enfermés dans ces appartements, et on a le sentiment que la musique nous fait sortir des murs...

Uele Lamore : Oui, complètement. On a un terme en anglais, c'est "bombastic" (grandiloquent). C'était vraiment ce que nous voulions, que la musique apporte son esthétique au film, qui en a plusieurs. Je pense que la musique aide aussi à donner ce côté un peu difficile à définir en termes de genre de film.

En termes de placement musical, est-ce que, par exemple, il y a des scènes où vous vous êtes dit avec Noémie Merlant : "Là, il ne faut pas de musique." ?

Uele Lamore : Non, en fait, nous avons surtout parlé des moments où il fallait de la musique. Pour les endroits où il n'y en a pas, honnêtement, je pense que ce n'était pas à moi de le décider. Je pense que la réalisatrice et le monteur le savent, ils ont une vision globale. Parfois, je fais des suggestions sur les endroits où l'on pourrait ajouter de la musique, mais pour les endroits où il n'y en a pas, non. Quitte à en composer et à ce qu'ils l'enlèvent ensuite si cela ne fonctionne pas du tout.

Quel a été le travail avec le monteur, Julien Lacheray ?

Uele Lamore : Je composais beaucoup de musique. Le monteur, avec Noémie, récupérait les morceaux et passait beaucoup de temps ensemble en salle de montage. Ils faisaient des éditions, coupaient, me renvoyaient le résultat, et me disaient : "Tu penses quoi de ça ? Peut-être qu'on pourrait faire quelque chose plus comme ceci." En fait, nous travaillions à trois mains. De toute façon, il fallait que nous travaillions ainsi parce que le montage devait être terminé quasiment en même temps que la musique. Cela devait se faire à trois, sinon, nous allions tous nous perdre.

Votre musique est très harmonieuse, elle ne joue pas particulièrement la dissonance... Vous ne tombez pas dans le cliché de la texture pour la tension. On reste dans un côté pleinement musical...

Uele Lamore : Cette BO est celle qui est la plus harmonieuse et mélodique que j'ai faite. Même "Marcher sur l'eau" n'était pas comme ça. C'était quelque chose d'autre, presque de la musique ambiante. Les références musicales que Noémie m'avait données étaient très classiques. La grande référence était la BO de "Parasite", surtout au niveau des percussions. Pour toutes les scènes de fantômes, un peu horreur, notre référence absolue était "Under The Skin", une BO que tout le monde adore. Mais surtout "Parasite", nous en parlions tout le temps, il y a des parallèles au niveau des scènes.

Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico


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