Interview B.O : Audrey Ismaël (Le Royaume, de Julien Colonna)

[Au cinéma le 13 novembre 2024]

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Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico

- Publié le 26-05-2024




Audrey Ismaël signe la musique du premier film de Julien Colonna, “Le Royaume” (présenté à Un Certain Regard - Cannes 2024, au cinéma le 13 novembre 2024) qui relate le premier été adolescent de Lesia (interprétée par Ghjuvanna Benedetti) en Corse, en 1995. Étant la seule fille dans un monde d'hommes, celui des guerres de clans, quelques textures de violoncelle viennent soutenir les tensions, les actes criminels et la cavale tandis que le piano, plus doux, épouse le regard de cette jeune femme tout juste sortie de l'enfance, et évoque la relation qu'elle entretient avec son père, un axe émotionnel fort du récit.

Cinezik : Pour "Le Royaume", quel a été le point d'entrée dans ce projet musicalement ? Est-ce que ça a été de convoquer la géographie (la Corse), ou de convoquer le personnage, cette jeune fille seule dans un monde d'hommes ?

Audrey Ismaël : Alors, c'est plutôt par les personnages que je rentre dans les films, parce que ce sont eux, leurs obsessions, leur fragilité, qui sont souvent mon point de départ et mon ancrage émotionnel. Et j'ai beaucoup accompagné, ces dernières années, des parcours initiatiques de jeunes femmes, puisque j'avais fait "Le Consentement" l'année dernière, et puis "Le Diamant brut", un autre film présenté à Cannes cette année. Donc, cette jeune fille dans ce milieu d'hommes, Lesia dans "Le Royaume", l'idée était effectivement plutôt de se connecter à elle plutôt que de se connecter à la Corse de manière folklorique. On est partis de cette envie avec Julien de trouver quelque chose d'assez grave, donc avec ces nappes de violoncelles qui représentaient pour nous le chant de la mort. Et Lesia, c'est le piano, c'est la vie qui recommence toujours.

Pour Julien Colonna, c'est son premier film. Est-ce que pour lui, c'était facile d'exprimer les intentions musicales ?

Audrey Ismaël : Oui. C'est son premier film, mais il a fait une série ("Gloria", 2021) sur laquelle j'avais déjà travaillé à la musique et puis un court-métrage. Et c'est quelqu'un qui a une grande passion et culture de la musique et une vraie sensibilité musicale. L'impulsion du violoncelle et du piano, d'ailleurs, sont venues de lui. Parfois, ça vient de moi. Parfois, ça vient des metteurs en scène, des réalisateurs et des réalisatrices avec qui je travaille. Et là, lui, il recherchait ce côté chant de la mort et le piano ainsi que le fait d'utiliser le violoncelle, qui peut être un instrument mélodique, que j'utilise en plus souvent de manière très mélodique. Là, on voulait l'utiliser plutôt comme une grande "pédale grave", une note tenue, qui est jouée tout du long. Il n'y a pas de mélodie au violoncelle. La mélodie vient du piano, utilisé dans les aigus. Le spectre des fréquences, du plus grave au plus aigu, avec l'idée de ces deux instruments qui nous est venue ensemble. On a eu envie que tout sorte des instruments avec ce côté organique. Il y a des rythmiques, mais qui sont des coups sur des pianos, des coups de marteau, des pédales qui se soulèvent, des coups sur le violoncelle. On a eu envie aussi que la rythmique soit le plus organique possible, le plus acoustique possible. On trouvait que ça correspondait bien aussi à la nature qui est très présente dans le film. On avait ainsi envie d'être dans quelque chose de très organique.

Et c'est vrai que ce violoncelle rugueux qui trace une tension fait exister finalement le drame qui va peut-être advenir. Il y a des confrontations entre gangs. On est dans le banditisme. C'est solaire au début, mais la musique vient compléter ce soleil par l'annonce peut-être d'un drame...

Audrey Ismaël : Exactement. Sans trop spoiler le film, il y a cette scène d'ouverture, effectivement, où ils reviennent de la chasse. Il y a toute cette arrivée. On découvre effectivement le visage de Lesia. Il y a une scène de repas qui est censée être un moment joyeux de convivialité et de famille. Cette première musique se lance avec ce violoncelle assez grave, annonciateur du drame. Et c'est vrai que ça permet de poser quand même à la fois ce côté familial, chaleureux, avec des enfants, des adultes, des grands-parents. Il y a toutes les générations qui se rejoignent autour de ce déjeuner. Et ce violoncelle est la réponse au piano, convoquant le drame. Et en même temps, il y a cette lumière aussi très présente en Corse, avec ce soleil aussi qui perce. On a voulu accompagner cela avec la musique de manière générale sur le film, dès le premier morceau.

Le plus beau et le plus émouvant dans le film, c'est le sujet central du film, soit la relation entre le père et sa fille. Comment ça a pu être joué en musique ?

Audrey Ismaël : Lui représente le danger, en fait. C'est quand même un drame, avec quelque chose de l'ordre du thriller, puisqu'il y a beaucoup d'actions aussi. Et moi, qui ai accompagné dernièrement des films d'auteurs, où il n'y a pas forcément énormément de musique, où elle accompagne le personnage, où on peut jouer même en contraste. Là, il fallait quand même accompagner l'action. Et donc, l'idée était de trouver une musique suffisamment organique pour accompagner ces personnages tout en restant dans une intimité, et de pouvoir se déployer sur des moments d'action. C'était rigolo d'essayer de faire le trait d'union entre les deux. Et le père et la fille sont présents, finalement, dans les deux instruments. On pourrait se dire que le père, c'est le violoncelle et la fille, le piano. Mais cela peut s'inverser. Il y a comme un miroir entre eux. Ils vont apprendre à se connaître et à s'aimer au fur et à mesure de cette histoire. Et donc, ils ont tous les deux en eux la grande conscience de la mort et de la vie.

Il y a un sujet qui revient souvent aujourd'hui dans les films, alors que la parole de victimes se libère, sur la violence faite aux femmes. Vous avez fait la musique du "Consentement" de Vanessa Filho. Ce qui est très beau dans ce film-là, "Le Royaume", c'est que tous les hommes sont protecteurs pour cette jeune fille...

Audrey Ismaël : Oui, tous ces hommes sont protecteurs. Julien Colonna, le réalisateur, dit que c'est l'anti-film de voyous. Je trouve ça assez vrai, parce qu'effectivement, c'est très loin de l'image qu'on en a. Ils sont sensibles. Concernant les meurtres, il y a cette menace et cet étau qui se resserrent au fur et à mesure du film, mais la violence est assez peu montrée. En général, on apprend les nouvelles par le biais de la mise en scène. On voit surtout ces hommes émus. On les voit pleurer. On les voit, effectivement, être très protecteurs vis-à-vis de la fille. Et elle qui rentre petit à petit dans le clan, qui gagne leur confiance et leur profond respect. Mais ils ont cette protection vis-à-vis d'elle que je trouve extrêmement touchante. C'est une entrée dans ce milieu-là, de regarder ce milieu-là à travers ses yeux à elle. Je pense que c'est à son contact qu'on a l'occasion de voir toute la fragilité de ces hommes.

Et le piano, c'est cette douceur, une part d'enfance.

Audrey Ismaël : Oui, c'est la part d'enfant. C'est un film tellement maîtrisé dans sa mise en scène que la musique a demandé énormément de travail. Pas forcément pour trouver l'ADN de la musique, mais ensuite, pour chaque morceau, il y avait quelque chose qui était tellement sur un fil qu'une mélodie avec une note de trop pouvait être une faute de goût. Vraiment, ça a été un travail à la fois de création de ces mélodies et, petit à petit, de les épurer. Il y avait pas mal de morceaux où il y avait du piano, des thèmes qui revenaient. Et en fait, il y a des fois où j'ai enlevé juste une note, puis deux notes, parce qu'il y avait vraiment ce sentiment de respecter la pudeur du film. Ce film, je trouve, est à la fois radical, et d'une immense douceur, d'une grande pudeur. La musique avait aussi ce challenge. Le plus dur, c'est de faire simple, quelque part. On le dit souvent, c'est une phrase un peu clichée. Mais c'est vrai qu'effectivement, je me suis confrontée à ça dans ce film : à la difficulté de faire quelque chose de simple et d'épuré, et de toujours respecter la pudeur du film en musique.

Est-ce que ça se joue en termes de quantité ? Est-ce que l'idée, c'est aussi de retirer de la musique pour épurer ?

Audrey Ismaël : Pas forcément. Il y a beaucoup de scènes qui ont été écrites comme des scènes musicales, en plus. On a vraiment travaillé sur la musique. On ne l'entend pas entrer, on ne l'entend pas sortir. Ça, c'était vraiment quelque chose d'important et qu'on a travaillé au fur et à mesure de la musique et du travail sur le film. Ensuite, c'était plus une question de présence de mélodies ou non. Dans des endroits où nous avions initialement prévu le retour d'un certain thème, nous avons finalement choisi d'utiliser des nappes musicales. Le thème revient, mais beaucoup plus en arrière-plan, avec des instruments beaucoup plus cristallins ou des pianos que nous avons légèrement noyés pour que ce soit plus subliminal, créant une rémanence.

Quelle est la part qui a été pensée au scénario et la part qui a été faite à l'image ?

Audrey Ismaël : En fait, dès le scénario, nous avions déjà pensé l'ADN de la musique du film. Ensuite, tout a été fait vraiment à l'image et nous avons réalisé un travail très long et intense sur celle-ci. Le montage a beaucoup évolué, donc nous avons travaillé énormément. C'est un film qui exigeait une justesse parfaite, pour rester dans un certain vocabulaire musical. Je ne sais pas si nous l'avons trouvé, mais en tout cas, nous avons beaucoup travaillé pour essayer de l'atteindre.

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Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico


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