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Jean-Luc Godard et ses compositeurs

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Benoit Basirico - Publié le 27-09-2022




Depuis la mort du cinéaste Jean-Luc Godard des hommages passionnés se sont exprimés ainsi que des témoignages de rejet, prouvant qu'il pouvait encore cliver dans son tombeau. Tout a été écrit, des punchlines du disparu ont été exhumés, et pour la musique, très peu de choses. Bien-sûr, on a pu se remémorer le thème du Mépris, quelques scènes chantées ("Pierrot le fou", "Une femme est une femme") ou dansées ("Bande à Part"), un film musical avec les Rolling Stones ("One + One"), et son emploi de musiques préexistantes qui constituaient l'intégralité de ses bandes sons depuis les années 80, précisément depuis "Sauve qui peut (la vie)" (1981) qui marquait sa dernière collaboration avec un compositeur, en l'occurence Gabriel Yared qui signait alors sa première BO. Le cinéaste lui aurait dit : "Vous serez le dernier compositeur vivant à travailler sur mes films". Comme des courbes qui se croisent, l'un affirme son renoncement à la musique originale tandis que l'autre s'affirmera dès lors comme un des compositeurs majeurs de ses 40 dernières années. Faisons donc ici un focus sur les compositeurs du cinéaste avec quelques témoignages permettant de dévoiler quelques pans des coulisses de travail, attestant de la main mise du cinéaste sur la musique (qui aimait la manipuler, la couper, la mettre en boucle, tel le DJ de ses films, lui qui affichait au générique "un film composé par" plutôt que "réalisé par").

Commençons par lister les compositeurs de sa filmographie : à l'exception de Gabriel Yared ("Sauve qui peut (la vie)", 1981), toutes ses collaborations ont eu lieu dans les années 60, exactement entre 1959 et 1967. Il aimait d'ailleurs changer de musiciens à chaque film. Il a ainsi fait appel au jazz de Martial Solal ("À Bout de Souffle"), de Paul Misraki ("Alphaville"), aux cordes tragiques de Georges Delerue ("Le Mépris"), à Maurice Leroux ("Le Petit Soldat") et Philippe Arthuys ("Les Carabiniers") ainsi qu'à Karlheinz Stockhausen ("La Chinoise"). Pour Jean-Jacques Debout ("Masculin Féminin") il s'agissait d'écrire les chansons de Chantal Goya qui figure au casting. Enfin, deux compositeurs ont eu les honneurs de le retrouver, Antoine Duhamel sur 2 films ("Pierrot le Fou", "Week-End"), et Michel Legrand sur 3 films ("Une Femme est Une Femme", "Vivre sa Vie" et "Bande à Part").

On peut noter qu'il aimait emprunter les compositeurs à ses camarades de la Nouvelle Vague, Martial Solal à Jean-Pierre Melville ("Deux hommes dans Manhattan"), Georges Delerue à François Truffaut ("Tirez sur le pianiste"), Michel Legrand à Jacques Demi ("Lola") et Jacques Doniol-Valcroze ("Le Cœur battant"), Paul Misraki à Claude Chabrol ("Les Cousins") et Melville ("Le Doulos"), Antoine Duhamel à Jean-Daniel Pollet ("Gala") et Jacques Rozier ("Paparazzi").

Ensuite citons Godard lui-même sur la musique (extraits d'un entretien pour les Cahiers du Cinéma, "Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard", 1968) :

- "les trois quarts de mes films pourraient se passer de musique. J'en ai mis, mais s'il n'y en avait pas, le film ne serait pas différent. Et à l'inverse, si on écoutait cette musique sans voir le film, elle ne vaudrait rien."

- "Je n'ai pas d'idées sur la musique ; J'ai toujours commandé à peu près la même musique à des musiciens différents. Ils ont tous composé une musique à peu près pareille, et je leur ai toujours demandé en gros ce qui s'appelle de la « musique de film »".

- "La musique dans mes films joue le même rôle que le noir dans la peinture impressionniste. Elle est un des éléments du récit : elle évoque la vie, c'est la musique des mondes extérieurs, au lieu de les filmer, j'ai fait entendre leur musique. Ce sont des sons qui ont une valeur d'images."

- "La musique, pour moi, est un élément vivant, au même titre qu'une rue, que des autos. C'est une chose que je décris, une chose préexistante au film."

 

Maintenant, revenons sur les propos des compositeurs eux-mêmes, livrés au micro de Cinezik :

Gabriel Yared :

J'ai rencontré Jean-Luc dans un bistrot à Saint-Cloud, sur la recommandation de Jacques Dutronc, qui connaissait mes travaux pour Françoise Hardy. Il m'a fait une blague en me disant que Godard cherchait un compositeur « classique »... Or, je suis un autodidacte ! Mais Dutronc, par humour et aussi peut-être parce qu'il ressentait en moi certaines capacités qui sommeillaient, m'a recommandé à Godard. Je le rencontre, je lui demande si je peux voir quelque chose : il me répond que ce n'est pas nécessaire. Il avait déjà choisi quatre mesures de l'Ouverture de l'Acte 2 de LA GIOCONDA, un opéra de Ponchielli (un musicien « vériste » de l'époque de Verdi). Cet opéra, très peu de gens le connaissent, mais dans l'ouverture de l'Acte 2, entièrement instrumentale, il y a un très beau thème, une sorte d'arpège descendant, à partir duquel Godard m'a demandé d'explorer les quatre premières mesures tout au long du film. On était fin 1979, je sortais d'une période d'orchestrations à tout va pour des chanteurs de variété français, italiens ou même brésiliens. Alors je lui ai dit franchement : « si c'est encore pour faire des orchestrations sur un thème, ça ne m'intéresse pas » et je suis parti !

Le producteur m'a rappelé, étonné que j'aie décliné une offre de Godard, mais j'ai tenu bon dans ma détermination : « si vous voulez un orchestrateur, allez en chercher un, moi je veux faire de la composition »... J'étais alors à une période de ma vie où je voulais tout recommencer à zéro car malgré mon expérience intuitive de l'écriture ,je ressentais le besoin d'étudier et d'approfondir le contrepoint. Jusqu'alors, au lieu d'acheter une maison ou un appartement avec mes honoraires d'orchestrateur, j'investissais tout en achat de partitions dans lesquelles j'apprenais en lisant les grands classiques. J'avais 30 ans, et j'avais décidé de prendre une année sabbatique pour apprendre d'une manière plus académique le contrepoint, la fugue et l'harmonie. Godard est arrivé à ce moment-là. Je ne le connaissais pas - à l'époque j'avais une culture cinématographique très bancale ! - Mais Godard a aimé ma sincérité. Il m'a écrit un mot : « j'ai beaucoup aimé notre conversation, parlons-en, parlons-nous ». On s'est revu, et Godard m'a dit : « je ne veux pas vous « coincer » avec ce thème, mais c'est une base, exploitez-là ». L'idée de partir d'une cellule musicale, de tourner autour et d'en tirer tout le suc, tout en restant soi-même, et finalement, faire une œuvre qui se tient, m'a plu. J'ai pris ça comme une sorte de challenge, de défi. J'ai finalement tiré quarante minutes de musique des quatre mesures de Ponchielli, sans même le citer véritablement... J'ai appris une chose : le thème n'a pas beaucoup d'importance, c'est ce qu'on en fait qui l'est, comment on arrive à l'encadrer, à l'explorer. Bizarrement, je n'ai vu le film de Godard qu'une fois la musique terminée ! Elle avait épousé l'esprit du film, sans forcément suivre plan par plan les images. Quand cette rencontre est réussie elle tient, bien sûr, à ce qu'a su faire passer dans son discours et dans son approche le réalisateur...

(propos recuellis par Benoit Basirico, tirés de cet entretien sur Cinezik)

 

Antoine Duhamel :

Avec Godard, c'était flambant de nouveauté et de modernité, il osait tout avec beaucoup de courage. C'est un maître qui a tellement perfectionné sa technique qu'il n'a plus besoin de compositeur. C'est, si j'ose dire, le seul à qui je donnais l'autorisation. C'est le seul à qui j'ai donné des thèmes pour "Pierrot le Fou" en ne sachant pas du tout où il allait les mettre. Chaque fois que je parle de mon travail avec Godard, je parle de ces séquences de "Pierrot le Fou", par exemple la séquence du vol de la voiture, juste après la traversée de la Durance, où il a coupé le texte, la musique, prolongé les silences …

Dans "Week-end", il m'a dit qu'il serait peut-être plus prudent de mettre de la musique sur le grand texte érotique de Bataille que dit Mireille Darc en petite tenue chez son psychanalyse, histoire ne pas avoir de problèmes avec la censure. Lorsque j'ai assisté au mixage du film, j'étais émerveillé : j'avais l'impression d'avoir devant moi un chef d'orchestre formidable.

Dans le travail que j'ai fait avec Godard, il n'y avait pas de musiques minutées et destinées à une place rigoureuse, il me disait toujours « fais moi des thèmes, je les place où je veux ». Il est intéressant de constater qu'en définitive ils étaient placés à l'endroit où je souhaitais qu'ils le soient. Dans "Pierrot le fou", le thème « Ferdinand », l'homme cultivé plein d'intention, est associé au thème « Pierrot », l'homme un peu fou, ce sont deux caractères qui s'opposent avec un thème élégiaque et un thème d'action. Godard a ensuite découpé ces thèmes, les a fait débuter à un endroit puis reprendre plus loin, ce qui me convenait parfaitement car c'est une technique formidable dont il est le seul capable de le faire. 

(propos recuellis par Benoit Basirico, tirés de cet entretien sur Cinezik)

 

Michel Legrand : 

Jean-Luc Godard est formidable ! Pour "Vivre sa vie", il me demandait un thème et 11 variations. J'écris cela et j'enregistre. Jean-Luc était là en studio. Il me dit : "c'est exactement ce que je voulais". Un mois plus tard, il a pris la variation 7, il a pris 8 mesures, qu'il a mis 11 fois. Et c'est formidable ! Je l'acceptais. C'est une super idée de sa part !

La plupart du temps au cinéma, j'ai Carte blanche et ma musique reste intacte… sauf chez Godard.

(propos recuellis par Benoit Basirico, tirés de cet entretien sur Cinezik)

 

Benoit Basirico

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