Propos recueillis par Benoit Basirico
Dans le cadre du Festival La Rochelle Cinéma.
Benoit Basirico : Carla Pallone, vous avez une formation classique et êtes aussi musicienne de scène, notamment avec le duo Mansfield TYA. On vous a entendue avec Julia Lanoé dans le duo Mansfield TYA, ainsi que dans différentes formations. Pour le cinéma, l'un de vos premiers projets marquants a été "La Fille au bracelet" de Stéphane Demoustier. Comment s'est effectué ce cheminement ?
Carla Pallone : Cela s'est fait assez naturellement. Je ne me suis pas vraiment posé la question, c'était une évidence. Avec ma formation en violon, je cloisonnais, séparant le classique des musiques actuelles, mais la musique à l'image m'a permis de briser ces barrières. À force qu'on me dise que ma musique avait une dimension cinématographique, j'ai fini par le prendre au sérieux. La musique de film offre une liberté créative différente de celle des albums, permettant d'explorer des sonorités tout en gardant son identité. Je suis venue à la musique par le violon, mais ma palette d'expression est plus large, et je ne vais jamais imposer cet instrument.
Stéphane Demoustier n'avait jamais collaboré avec un compositeur ou une compositrice avant votre rencontre, il avait une certaine réticence à confier un film à un(e) autre artiste (lire et écouter notre entretien en 2020 du réalisateur et de la compositrice), il fallait donc le rassurer et le convaincre que la musique pouvait servir le film et en être un allié ?
Carla Pallone : Oui, il avait une forme de pudeur et d'humilité, il n'était pas toujours à l'aise pour définir le son qu'il souhaitait. Je le remercie de m'avoir fait confiance, car en ce qui concerne la place de la musique dans le film et le choix de l'instrumentarium, il m'a laissé beaucoup de liberté. Il m'a permis de lui faire de nombreuses propositions, notamment à des endroits auxquels il n'avait pas forcément pensé, ce qui nous a finalement permis de trouver le thème principal du film que nous avons ensuite décliné.
La musique transfigure un film en lui apportant une nouvelle dimension. Pour "La Fille au bracelet", les cordes ajoutent une dimension romanesque. Était-ce un choix délibéré ?
Carla Pallone : Oui, il y avait un enjeu important : il s'agit d'un véritable film de paroles autour des témoignages du procès. Il y avait cette volonté de privilégier une écriture du silence. Il fallait trouver une manière pour que la musique intervienne sans ajouter une information qui aurait pu diluer la puissance du scénario. L'enjeu est de déterminer le point de vue de la musique. Ce que la musique va exprimer en plus, ce qu'elle va révéler de ce qui n'est pas visible à l'écran.
Irène Drésel, vos concerts sont très visuels, avec une scénographie élaborée. Vous collaborez avec des artistes pour les vidéos. Vous êtes d'ailleurs aussi artiste plasticienne (ayant suivi des études artistiques aux Beaux-Arts et aux Gobelins, école de cinéma d'animation). Est-ce le visuel qui inspire la musique ?
Irène Drésel : C'est les deux en fait. Il y a des allers-retours constants. Je collabore avec une créatrice nommée Paula Guastella. Elle s'occupe de tout ce qui concerne le "vidjing". Dans mes concerts, il y a aussi des extraits de clips, notamment des dessins animés réalisés par Zélie Durand, d'autres que j'ai réalisés moi-même. C'est vraiment un travail collectif.
Devenir compositrice de musique de film était-il un rêve ou un concours de circonstances pour "À plein temps" ?
Irène Drésel : Quand j'étais aux Gobelins, j'étais en photographie. J'ai beaucoup d'amis photographes. Quand j'ai commencé la musique, l'un d'eux m'a dit : "Irène, ta musique est très imagée, tu devrais faire de la musique de film." Je lui ai répondu : "Non, ce n'est pas du tout mon truc, la musique de film." En plus, je ne suis pas très cinéphile, je ne regarde pas beaucoup de films. Enfin, maintenant, j'en regarde de plus en plus. Je crois que c'est la première fois de ma vie, cette année, que j'en ai vu autant. Donc, oui, c'est bien un concours de circonstances.
Vous avez remporté le César de la meilleure musique pour "À plein temps" (première femme à obtenir ce prix). Qu'est-ce que cela représente pour vous aujourd'hui ? A-t-il changé quelque chose ?
Irène Drésel : Eh bien, je roule toujours en Twingo des années 90. (rires) C'était un moment fort, mais je ne suis pas sûre de le réaliser pleinement. Peut-être que, plus tard, j'en mesurerai la signification. Le César a surtout souligné la faible visibilité des compositrices. Je suis fan de DJ Chloé, et je me suis demandé : si Chloé n'avait pas fait de musique, si elle n'avait pas existé, est-ce que moi, j'en aurais fait un jour ? Peut-être pas, car elle a été un exemple concret pour moi. J'espère ainsi devenir à mon tour un modèle pour les jeunes filles qui souhaitent faire de la musique. Cela peut les encourager à poursuivre leur rêve. J'ai reçu pas mal de messages de jeunes filles qui m'ont dit que cela leur donnait de la motivation pour continuer. Donc, j'espère qu'au moins, cela aura servi à cela. Après, César ou pas, c'est finalement assez anecdotique.
Vous avez marqué les esprits en dédiant votre César à toutes les compositrices.
Irène Drésel : C'est surtout que j'ai crié, car lorsqu'on est sur le plateau des César, on a droit à une minute de parole et ils mettent une musique et un monsieur habillé en blanc arrive sur le côté. Je l'ai vu arriver et je me suis dit que j'avais dépassé la minute. Alors je l'ai repoussé avec mon bras pour lui dire "non, dégage, je n'ai pas fini". Et cette petite musique rendait la situation encore plus intense.
Nous reviendrons avec le collectif 50/50 sur la place des compositrices, une question vraiment importante. Mais j'ai voulu commencer cet échange en parlant de votre travail respectif, plutôt que de mettre l'accent sur le fait d'être compositrice. Pour "À plein temps", la musique était liée au personnage incarné par Laure Calamy ? (lire et écouter aussi notre entretien en 2022 de la compositrice)
Irène Drésel : Oui, c'était son intériorité, son ressenti. Le réalisateur Éric Gravel voulait quelque chose qui accompagne son flux sanguin.
Éric Gravel savait dès le départ qu'il voulait de la musique électronique ?
Irène Drésel : Oui, il voulait de la musique électronique inspirée des années 70, sans percussions. C'était le brief. Alors que ma musique est généralement très rythmée. Cela a nécessité beaucoup d'écoute et de prise de notes pour saisir son intention. Et il avait raison de vouloir cela. Nous avons trouvé un compromis pour que je m'y retrouve aussi.
Il y a toujours ce défi de se mettre au service d'un film tout en laissant transparaître son propre univers...
Irène Drésel : Si je ne peux pas exprimer mon univers, je préfère ne pas accepter le projet.
Certains compositeurs se voient comme des caméléons. Qu'en est-il pour vous ?
Irène Drésel : Pas moi. Je préfère refuser.
Dans "À plein temps", la musique électronique est omniprésente, reflétant le mouvement et l'urgence du personnage. Comment avez-vous abordé ce travail ?
Irène Drésel : Nous avons créé des « vagues » musicales correspondant aux différentes phases du film.
Utiliser de la musique électronique dans un film social est rare, plutôt associée à des films de genre. Comment avez-vous géré ce choix ?
Irène Drésel : Oui, c'est un documentaire filmé comme un thriller. Le réalisateur québécois voulait quelque chose de fort et unique, de non consensuel, ce qui m'a plu.
Julie Roué a peut-être emprunté un chemin inverse aux vôtres. Elle a commencé au service du cinéma pour ensuite s'émanciper de l'image, en créant des albums sous son propre nom et en participant à des formations en duo, notamment avec Louise Delmas. Et le cinéma est d'abord arrivé par le son ?
Julie Roué : Oui, c'est exactement cela. J'ai fait l'école Louis Lumière en son. J'ai une formation d'ingénieur du son et pendant une dizaine d'années j'ai été assistante monteuse son. En gros, j'ajoutais des bruits de porte dans les films. En parallèle, j'ai commencé à faire de la musique, mais un peu par accident. Je pense que si on m'avait demandé à 17 ans ce que je voulais faire, j'aurais dit que je voulais faire des chansons. Mais j'étais beaucoup trop timide. Faire de la musique pour les films de mes amis à l'école était une façon de créer de la musique tout en restant cachée. Il a fallu attendre plusieurs années avant que je me sente suffisamment solide musicalement pour oser monter sur scène.
Y avait-il déjà une dimension de composition dans votre travail sonore ?
Julie Roué : Tout à fait. Les sons dans un film ne sont pas tous enregistrés pendant le tournage, à l'exception des voix. Tout le reste est ajouté : le moindre bruissement de feuilles, le passage d'une petite voiture, etc. Ces éléments sont choisis et intégrés avec une grande conscience, comme une sorte de musique bruitiste. Puis on les ajuste pour les accorder avec la musique. Ainsi, on crée un véritable paysage sonore. C'est quelque chose auquel je pense constamment lorsque je compose de la musique. Je réfléchis à la façon dont ma musique va s'accorder et s'entrelacer avec les autres éléments de la bande son. Un de mes plus grands plaisirs a été récemment de discuter avec les monteurs son pour une série et qu'ils me disent : « On a accordé tous les bruits de la ville avec ta musique. » C'était génial. Et le résultat est vraiment excellent.
Il s'agit de la série d'Erwan Le Duc, "Le monde n'existe pas" (sur Arte le 19 septembre 2024) qui a reçu le prix de la musique à Série Mania ?
Julie Roué : Tout à fait.
Vous avez travaillé avec des réalisatrices pour leurs premiers films, comme Léonor Serraille pour "Jeune femme" et Emma Benestan pour "Fragile". Erwan Le Duc est donc une exception, et ce, sur plusieurs films. Que pouvez-vous dire sur ces réalisatrices ?
Julie Roué : Oui, et je pourrais en citer d'autres, comme Émilie Noblet, qui est également une réalisatrice fidèle. J'ai commencé par la musique de film. Je n'avais pas un univers propre dans lequel les gens pouvaient se projeter. Je me suis construite en travaillant sur des dizaines de courts métrages avec des personnes de ma génération, ma « famille », des réalisatrices avec qui j'ai établi des liens. Cela m'a permis de faire mes preuves. Je pense qu'être une femme crée une connexion naturelle. Les réalisateurs sont arrivés ensuite, une fois que mon univers était un peu plus reconnu et identifié, et dans lequel ils pouvaient se projeter.
Vous avez commencé dans le long métrage avec "Jeune femme", où vous avez composé les chansons liées au personnage de Laetitia Dosch. Comment avez-vous abordé ce travail ?
Julie Roué : Oui, c'est une approche très intéressante. C'était à la fois un piège et un cadeau. Léonor Serraille a utilisé un morceau magnifique de Gil Evans, « Las Vegas Tango ». Les critiques qui ont salué la musique m'ont alors attribué ce « superbe jazz ». Moi, j'ai composé les autres morceaux que le personnage entendait. Il nous arrive parfois de faire ces musiques d'habillage. C'est quelque chose que j'aime beaucoup faire.
Et votre collaboration avec Erwan Le Duc ?
Julie Roué : Erwan n'avait jamais collaboré avec un compositeur ou une compositrice. Il se contentait de trouver des morceaux sur YouTube, souvent très variés et éclectiques, toujours à la recherche de décalages. J'étais censée recréer cet effet de surprise. Travailler avec lui m'a poussée hors de ma zone de confort. Dans "La Fille de son père", il y a tellement de musique que le film a été qualifié de comédie musicale sans chansons par certains.
La musique de "La Fille de son père" marque une évolution par rapport à celle de "Perdrix" où elle était davantage constituée de petites virgules. Dans « La Fille de son père », il y a un vrai développement, une longue ouverture orchestrale avec les cordes, la harpe et la flûte. Est-ce que vous aviez des références d'Erwan Le Duc pour ces compositions ? (lire et écouter notre entretien de la compositeur sur ce film)
Julie Roué : Cette ouverture de 8 minutes raconte 20 ans de la vie du personnage avant que l'histoire ne commence. Erwan était un peu embêté par ce début, ne sachant pas comment le raconter. Il a pensé en faire un film muet, donc il fallait une musique. Il m'a envoyé une première version de la séquence avec des morceaux de Ravel et Vivaldi. J'ai créé une suite symphonique en réutilisant des morceaux inutilisés que j'avais composés pour un autre film. J'ai fait des liens entre ces morceaux et changé les instruments pour les harmoniser. Le montage s'est ensuite adapté à cette musique. Il y a eu des ajustements, mais cela a été construit comme un clip.
Irène Drésel, pour « À plein temps », le film était monté sans musique ?
Irène Drésel : Oui, le film fonctionnait déjà très bien ainsi. J'ai ressenti beaucoup d'émotions en le regardant sans musique. La monteuse, Mathilde Van de Moortel, a d'ailleurs reçu un César.
Quelles sont vos références cinématographiques ?
Irène Drésel : Pour « À plein temps », je n'avais pas de références spécifiques. Éric Gravel m'avait donné des exemples comme Tangerine Dream, mais il a finalement décidé de me laisser composer librement.
Concernant les musiques temporaires (Qu'est-ce que le temp track ?), Carla, avez-vous eu cette expérience ?
Carla Pallone : Je préfère ne pas avoir de musique de référence pour ne pas être enfermée dans un style. Pour « Midnight Skin » avec Manolis Mavris, il avait utilisé Wagner comme référence, ce qui m'a mis sous pression pour proposer quelque chose de différent. La collaboration avec les réalisateurs est souvent un processus de traduction musicale, et même de transposition.
« Midnight Skin » est un court-métrage de Manolis Mavris, présenté à Cannes en 2023. Le personnage principal, une infirmière, est tourmentée par des cauchemars au cours desquels elle s'imagine se transformer en arbre. Vous amenez le violon dans un territoire où l'on oublie qu'il s'agit d'un violon. Il y a des frottements, et un travail de transformation par l'électronique...
Carla Pallone : Oui, je bricole beaucoup. Travailler avec Manolis sur un film de « Body Horror » était une opportunité que je n'avais pas eue auparavant. Ce côté inquiétant m'a permis d'explorer des facettes de l'instrument beaucoup plus inattendues.
Irène, pour « À plein temps », la maquette était-elle fidèle au résultat final ? Y a-t-il eu plusieurs versions ? (qu'est-ce qu'une maquette ?)
Irène Drésel : Nous étions pressés par le temps, avec seulement deux mois avant la première projection. J'ai proposé plusieurs versions pour une scène spécifique et Éric Gravel a aimé certaines d'entre elles. Je n'ai pas réalisé de maquette complète, juste plusieurs essais pour cette scène.
(Irène on doit vous libérer, merci). Julie, est-ce devenu systématique de faire des maquettes aujourd'hui ?
Julie Roué : Oui, les maquettes sont désormais essentielles. Le temps où un compositeur se mettait au piano et disait "je vais te faire à peu près ça" est révolu. Nous fabriquons des maquettes qui permettent de présenter un résultat proche de la version finale. Cependant, parfois, nous réalisons des maquettes qui ne sonnent pas parfaitement pour justifier l'enregistrement de musiciens en studio. Le travail devient de plus en plus technique, impliquant des compétences d'ingénieur du son. Nous utilisons des samples, c'est-à-dire que des instruments sont enregistrés note par note, et avec des claviers MIDI, nous contrôlons ces notes. Nous pouvons jouer de nombreux instruments et mélanger le tout pour obtenir un bon résultat. Il m'est déjà arrivé, notamment avec Erwan Le Duc sur "Perdrix", que certaines maquettes soient rejetées parce que le son des cordes était jugé trop criard.
Et il y a eu l'inverse avec Erwan Le Duc. Il a préféré la version imparfaite de la maquette à l'interprétation finale ?
Julie Roué : Oui, sur « Perdrix », notre première collaboration, Erwan Le Duc a préféré la version « brute » de la maquette, improvisée sur le piano de ma mère, avec un petit enregistreur derrière moi, en cherchant des idées. J'ai conservé les meilleurs moments. Lorsque j'ai proposé de refaire le tout en studio, il a dit « non, surtout pas ». Ce qu'il aimait, c'était le craquement du tabouret, le son un peu "crade" du piano mal accordé, et le fait que ce soit joué dans un salon plutôt que dans un studio. Parfois, ce qui intéresse les réalisateurs, ce n'est pas seulement le contenu musical, mais aussi la manière dont c'est produit. Parfois, ce sont les imperfections qui apportent de l'émotion.
Pour « Le Syndrome des amours passées », il s'agissait d'un film brouillon... (lire et écouter notre entretien de la compositrice sur ce film)
Julie Roué : Oui, Anne Sirot et Raphaël Balboni ont une méthode très particulière. Ils ne rédigent pas un scénario traditionnel avec des dialogues. Ils créent un séquencier, décrivant toutes les séquences et les événements, puis ils filment. Avant de tourner le film final, ils réalisent un film brouillon en filmant les comédiens avec un iPhone dans les décors, les faisant jouer et tester diverses choses. Ce film devient une référence, remplaçant le scénario pour tout le monde. Ils ont utilisé à ce stade "Les Indes Galantes" de Rameau et Polo & Pan pour une tonalité musicale variée. Anne et Raphaël ont cherché quelqu'un pour composer la musique et ont découvert une interview où je parlais de mon amour pour la musique baroque et l'électro. Ils ont décidé de me contacter. Voilà comment cela s'est passé.
Le film évoque un couple en crise qui doit coucher à nouveau avec ses ex pour soigner leur couple, et chaque acte sexuel est une forme de clip.
Julie Roué : Oui, les réalisateurs appelaient ça des métaphores, et tout était chorégraphié. Ça n'a pas été tourné avec mes musiques. Les musiques ont été faites a posteriori, et le film a d'abord été tourné avec les musiques de Polo & Pan. Rémi et Sandra, les deux personnages principaux, vont devoir chacun recoucher avec leurs ex. Ce qui est rigolo, c'est qu'elle en a plein et lui, pas. Et chaque ex a un peu son univers. Donc, tout en restant assez électro, chaque séquence est un peu unique en son genre.
Avez-vous dû reprendre le tempo de la musique temporaire ?
Julie Roué : Non, il n'y a pas vraiment de tempo dans la chorégraphie. Le glissement des mouvements est plutôt fluide, donc je n'ai pas besoin de tempo. Mais ce qui est assez amusant, c'est que j'ai utilisé avec eux une technique que j'ai un peu développée avec Erwan Le Duc pour les réalisateurs qui aiment jouer avec les idées. Je crée des morceaux sans préciser pour quelles séquences ils sont destinés. Je leur donne des titres qui n'ont rien à voir avec le film. Pour ce projet, j'ai utilisé des noms d'astéroïdes pour nommer chaque morceau et je leur ai envoyé plusieurs morceaux à la fois. Ce morceau, je ne l'avais pas du tout conçu pour ce moment précis. Ensuite, chacun fait ses propres connexions, et parfois, cela crée des coïncidences heureuses.
Carla, pour « Libre Garance » de Lisa Diaz, votre deuxième long-métrage, axé sur le regard insouciant de l'enfance. Comment s'est passée cette rencontre ?
Carla Pallone : Lisa m'avait contactée il y a déjà longtemps pour utiliser une musique de Mansfield TYA dans son premier court-métrage. Nous avons continué à nous suivre depuis.
Il y a la mélodie et le choix des instruments. Qu'est-ce qui vient en premier : le choix de l'instrument, comme le piano, ou l'écriture elle-même ?
Carla Pallone : Le choix des instruments est crucial et déterminant pour l'écriture. Une fois que les sonorités et les textures sont définies, les choses viennent assez facilement. Il y a effectivement le point de vue de Garance, la jeune fille, avec tout son parcours entre sa maison familiale et une grange en haut de la montagne. Il y a eu un vrai travail autour des éléments et du paysage. Les froissements d'herbes, le caractère minéral et végétal du film sont essentiels. Le dialogue avec le son « in » est également crucial pour moi et devient une source d'inspiration pour définir l'instrumentarium.
Composer sur la base du scénario est-il une approche que vous privilégiez ?
Carla Pallone : Oui, c'est vraiment ce que je préfère. C'est une véritable chance d'être sollicitée tôt dans un projet, même si au final aucun des morceaux initiaux ne figure dans la BO. Cependant, cela permet d'établir une complicité avec le réalisateur et de définir un vocabulaire commun.
Composer sur le scénario permet aussi de prévoir le financement de la musique d'un film. La SACEM demande pour ses aides des notes d'intention, ce qui nécessite d'anticiper le budget ?
Julie Roué : Oui, même si les aides sont souvent accordées en fin de projet, rédiger des notes d'intention est essentiel pour clarifier la démarche et le budget. Pour moi, cela fait vraiment partie de mon travail. Il s'agit non seulement de concevoir la musique de manière instinctive, mais aussi de justifier pourquoi telle musique est utilisée pour tel film et pourquoi elle ne pourrait pas être différente. C'est un exercice assez plaisant, bien que je le fasse souvent à posteriori, une fois que le projet est bien avancé. Il faut imaginer que notre travail consiste à écrire de la musique. Ensuite, une séquence peut être modifiée en durée, ce qui peut nous amener à réajuster la musique. Cela peut donner lieu à des résultats parfois surprenants. C'est pourquoi certaines musiques de film peuvent sembler un peu bizarres, elles résultent souvent de nombreux ajustements et compromis. Nous essayons alors de mettre une touche finale pour les rendre présentables, même si le processus peut sembler un peu chaotique.
Nous allons maintenant ouvrir la discussion avec Fanny De Casimacker du Collectif 50/50 (voir leur site). En musique de film, on est loin du 50/50. On est à 7 %. En 2022 et 2023, seulement 7 % des films français sortis en salles ont une compositrice au générique. Fanny De Casimacker, le Collectif 50/50 repose justement sur les chiffres pour sensibiliser aux enjeux de la représentation ?
Fanny De Casimacker : Tout à fait. Lorsqu'on parle de parité et d'inclusion dans le cinéma et l'audiovisuel, l'objectif est aussi de mettre en valeur le travail des femmes et des talents qui composent cette industrie. On évoquait le fait que le principal écueil est de questionner les femmes sur leur place en tant que femmes dans l'industrie, en mettant de côté leur travail et leurs compétences. Au Collectif 50/50, nous nous efforçons de ne pas commencer par la question « qu'est-ce que cela signifie de faire du cinéma en tant que femme ? », mais plutôt de nous intéresser d'abord au cinéma et au travail des personnes, sans essentialisation. Nous trouvons cet échange très enrichissant à cet égard. En ce qui concerne les chiffres : le Collectif 50/50 a été créé en 2018, et notre première approche a été de se dire qu'il était crucial d'objectiver la situation. Pour avoir un argument solide auprès des institutions et des professionnels, il est nécessaire de disposer de chiffres. Nous avons donc commencé à mener des études détaillées sur l'industrie, en commençant par les réalisatrices, qui représentent aujourd'hui entre 22 % et 28 % au cinéma. Dans l'audiovisuel, certaines plages horaires montrent une diminution encore plus marquée des réalisatrices, en fonction de l'audience, du budget, etc. Nous avons réalisé des statistiques très précises et constaté que dès que les budgets augmentent, la présence des femmes diminue. Les compositrices de musique de film affichent malheureusement les statistiques les plus basses. Par comparaison, les chefs opératrices se situent autour de 10 % à 15 %, tout comme les ingénieurs du son, etc.
Pourquoi cette situation persiste-t-elle ?
Fanny De Casimacker : Dans les métiers du cinéma et de l'audiovisuel, il n'y a pas de pratique de candidature classique comme dans d'autres industries culturelles. On fonctionne beaucoup par réseau, et il existe une forme de cooptation qui favorise un réseau masculin qui se choisit entre lui-même. Nous ne demandons même pas la parité totale, car avec seulement 7 %, nous sommes vraiment très loin. Mais comment avancer ? Il existe plusieurs mesures mises en place pour y remédier.
Une des initiatives est le Mentorat ?
Fanny De Casimacker : Tout à fait. Avec d'autres associations et structures, nous avons mis en place des systèmes de mentorat, une manière de mettre en relation un ou une jeune intéressé(e) par ces métiers avec une personne expérimentée dans l'industrie, qui pourra répondre à ses questions. Notre industrie a des codes assez précis, et savoir comment naviguer dans ce milieu, obtenir des conseils pour améliorer son réseau et l'élargir est crucial. Le mentorat est une des techniques les plus simples et efficaces : avoir quelqu'un qui peut nous aider, nous conseiller et nous ouvrir un peu son réseau permet de gagner en compétences.
Il y a aussi la question des modèles. Pendant longtemps, il n'y avait pas de modèles de compositrices. Puis Béatrice Thiriet est devenue LA compositrice du cinéma français, travaillant avec Pascale Ferran ("Lady Chatterley") et Dominique Cabrera ("Corniche Kennedy"), deux réalisatrices, il est important de noter le soutien des réalisatrices. Julie Roué, étiez-vous consciente de son existence à vos débuts ?
Julie Roué : Oui, j'ai pris conscience de son existence la première fois qu'elle m'a aidée, il y a environ 12 ans. Elle dirigeait une masterclass où des binômes de réalisateurs-rices et compositeurs-trices étaient sélectionnés. C'est elle qui m'a sélectionnée pour ce dispositif et qui m'a dit personnellement : "C'est super ce que tu fais, continue." Nous avons vraiment besoin de ce type de soutien. En tout cas, j'en avais vraiment besoin, ne venant pas du tout de ce milieu. Béatrice Thiriet est un phare que j'ai recroisé dans divers dispositifs. Elle est là, elle partage et soutient les carrières des jeunes compositrices.
Julie, pouvez-vous parler de Troisième Autrice (voir leur site) ?
Table Ronde : Spécial Compositrices, avec le Collectif Troisième Autrice
Julie Roué : Oui. Le collectif Troisième Autrice vient compléter le travail du collectif 50/50 pour les compositrices de musique de film. Il y a quelques années, nous avons été plusieurs à réaliser que nous avions besoin d'échanger entre nous. Quand j'ai commencé, on me demandait souvent ce que ça faisait d'être une femme dans ce métier, alors que les hommes étaient interrogés sur leur travail. Je n'avais pas encore le réflexe de recentrer la discussion sur mon travail. J'ai pensé qu'il fallait absolument que je le dise aux autres pour éviter qu'elles ne tombent dans ce piège. Nous avons donc commencé par créer un groupe Facebook. Nous étions quelques-unes, et aujourd'hui, nous sommes devenues une association de 83 adhérentes sans compter celles qui hésitent à nous rejoindre. L'association est là pour soutenir les débutantes. Je dis "celles", c'est un raccourci ; c'est une association pour les compositrices, les femmes cisgenres, les personnes trans et non-binaires. Nous avons deux actions principales : partager entre nous et organiser des masterclass sur les aspects concrets du métier. Composer n'occupe qu'une petite partie de notre temps, il y a beaucoup d'autres choses à gérer. Cela peut inclure la solitude, la pression, et discuter de ces aspects est très important. D'autre part, nous œuvrons pour la visibilité de nos membres et de toutes les compositrices de musique de film, afin que notre travail soit vu et que les mentalités changent. Au final, nous travaillons pour que des réalisateurs et des réalisatrices souhaitent collaborer avec nous, et que des producteurs et productrices nous fassent confiance. C'est un travail lent pour créer des réseaux.
Parmi les autres mesures, il y a le bonus parité du CNC. Quand on parle de quotas, c'est un sujet tabou ; même parmi ceux qui veulent faire évoluer les choses, certains s'opposent aux quotas, tandis que d'autres les encouragent. Le bonus parité vise à dépasser ce clivage en offrant un bonus à la production qui atteint la parité, n'est-ce pas ?
Fanny De Casimacker : Oui, nous pouvons en parler brièvement sans entrer dans les détails. Cette mesure a été mise en place par le Collectif 50/50 en collaboration avec le Centre national du cinéma lors de sa création. L'idée est de proposer un bonus incitatif plutôt qu'une mesure coercitive. Une grille de points a été créée, et lorsque la parité est atteinte au niveau des chefs de poste des films en production, un bonus financier de 15 % est accordé. Cela récompense les producteurs qui ont veillé à la parité au sein de l'équipe du film. Cette mesure s'applique depuis 2019 à l'animation, au documentaire et à la fiction en prise de vue réelle. Depuis la fin de l'année 2022, grâce au travail de Troisième Autrice et au soutien d'autres associations, dont le Collectif 50/50, nous avons réussi à inclure les compositrices dans cette grille de points. Cela devrait, nous l'espérons, offrir un argument supplémentaire aux productions pour réfléchir à la parité, y compris dans la composition de musique de film. D'autres métiers ont également été ajoutés en 2022, comme le mixage, où il y a très peu de mixeuses en France, ainsi que les monteuses son. L'idée est de sensibiliser l'industrie aux questions de parité et d'inclusion, et de fournir des outils pour trouver ces femmes professionnelles. Nous avons encore des producteurs et des productrices qui nous disent vouloir intégrer plus de parité sur leurs tournages mais ne savent pas où trouver les compositrices ou les chefs opératrices. Nous avons donc mis en place des outils, comme un annuaire avec des compositrices référencées. Julie Roué est d'ailleurs présente dans la bible 50/50 que nous avons créée. Il n'y a plus d'excuses pour ne pas trouver des professionnelles talentueuses qui existent et qui travaillent, même si elles sont peut-être moins visibles que leurs homologues masculins.
Oui, c'est intéressant. Les chiffres illustrent cette faible représentation sans refléter pour autant un manque de compétence. Il ne faut pas oublier qu'elles sont bien plus nombreuses que 7 %, dans les écoles par exemple. Certaines compositrices disent : "Je ne suis pas incluse dans ce chiffre parce que je n'ai pas fait de longs-métrages cette année, mais j'existe."
Julie Roué : Environ 15 % des étudiants en musique de film sont des femmes. Ce chiffre, même modeste, indique une perte significative au niveau des longs-métrages.
Fanny De Casimacker : Dans les écoles de cinéma comme la FEMIS, la répartition est équilibrée avec environ 50 % de femmes. Cependant, seulement 25 % des réalisatrices parviennent à réaliser des films. C'est la grande disparition. Cela montre que le problème ne réside pas tant dans les écoles, mais plutôt au moment de l'insertion sur le marché. Les compositrices sont souvent présentes dans des productions à budget limité. Par exemple, Anne-Sophie Versnaeyen est la seule compositrice sur un blockbuster français avec ‘OSS 117 : Alerte rouge en Afrique noire'. Elles sont surtout engagées dans des films d'auteur. Entre nous, on parle de "films fauchés", mais ce sont souvent de bons films. Cela se reflète aussi à la télévision où les créneaux lucratifs sont rarement attribués aux compositrices. Elles sont plutôt présentes dans les documentaires sur France 5 ou Arte.
Cela se joue aussi en termes de récits représentés. Nous avons vu "La fille au bracelet", "À plein temps"... ce sont des personnages féminins. L'évolution est quand une compositrice est sollicitée pour des super-héros ! Julie Roué, vous venez justement de composer la musique de la série "Zorro" incarné par Jean Dujardin (sur Paramount + le 6 septembre 2024, puis France TV).
Julie Roué : Tout à fait. Je suis fière car il s'agit d'un beau budget et d'une grande visibilité. Il est crucial de voir des compositrices sur des productions telles que celle-ci.
Propos recueillis par Benoit Basirico
Dans le cadre du Festival La Rochelle Cinéma.